Prendre le temps de la culture de l’information

Lectures froides…

Je me propose de prolonger ici la réflexion entamée dans ma précédente publication « les RSN, nouvel âge de la polis« . Et plus précisément de revenir sur le travail de Yves Lavoinne « Publicité des débats et espace public« . J’ai été frappé par ce que sous-tendent les deux modèles de publicité dites « matérielle » ou « imprimée, au cœur d’une controverse qui tient d’un projet politique au sujet du « rendu public » des débats des assemblées et tribunaux.

Par publicité matérielle il était entendu la possibilité donnée aux citoyens d’assister physiquement aux débats, dans le respect d’une « norme de passivité », sans que cette publicité fasse l’objet d’une publication imprimée. Seconde approche qui, au contraire, concède le temps de la réflexion outre le fait qu’elle donne au plus grand nombre la possibilité de prendre connaissance des délibérations. Il s’agit là, dans l’esprit des Lumières, des bienfaits de la lecture froide défendue par de Jaucourt dans l’article qu’il rédigea sur la « presse » pour l’Encyclopédie :

« Un homme dans son cabinet lit un livre ou une satire tout seul et très froidement. Il n’est pas à craindre qu’il contracte les passions et l’enthousiasme d’autrui, ni qu’il soit entraîné hors de lui par la véhémence d’une déclaration. Quand même il y prendrait une disposition à la révolte, il n’a jamais sous la main l’occasion de faire éclater ses sentiments »

…pour prises à chaud.

Que l’on compare désormais ce modèle aux « transferts de pouvoirs » opérés par Internet, « technologie subversive »… ou émancipatrice. Le réseau a suscité la création de nouveau mode d’organisation dont les membres « se gouvernent, se réunissent, apprennent, contribuent, créent, échangent, s’entraident sans l’aide des anciens médiateurs ». Et c’est là un progrès indéniable ne serait-ce que par le potentiel créatif dont il est porteur, ainsi que pour les sociabilités nouvelles qu’il véhicule.

Je ne sais, en revanche, si l’on peut d’emblée se féliciter de l’obsolescence des médias traditionnels, dépassés par le « chacun d’entre nous est devenu un média ». Si les réseaux sociaux numériques et les technologies qui les caractérisent nous ont munis des outils par lesquels témoigner à chaud d’un événement devient possible, il nous manque le temps de la « lecture froide » pour informer. Que l’on ait, par exemple, à l’esprit le Printemps arabe pour concevoir cette bivalence. Une photo ou une vidéo sont porteuses d’un message qui pour faire sens suppose une mise en contexte qui passe par une triple lecture dénotative, constatative et interprétative rendue possible par des connaissances sur les événements et sur le document lui-même. Or ce n’est pas là une démarche innée.

Le temps de l’école

Il me semble à cet égard important de rappeler le rôle que pourrait jouer l’école dont la formidable opportunité est de donner aux élèves le temps d’apprendre et, pour ce faire, le temps de l’erreur. Plutôt que d’invoquer systématiquement le hiatus entre un rythme rapide pour l’évolution des TIC et un rythme lent pour l’acquisition des apprentissages, il pourrait sans doute être pertinent de considérer le numérique en tant qu’un système fondé sur des paradigmes et des notions pérennes.

Or, la culture informationnelle englobe dans ses postulats les enjeux posés par la littératie numérique. L’approche conjuguée des éducations à l’information, aux médias et à l’informatique est une réponse à la constitution d’un « citoyen média » lettré, en mesure de réaliser, de réfléchir et de résister. A cette fin, dans le système éducatif français, les professeurs documentalistes, qui sont au cœur de cette translittératie, devraient en assumer l’enseignement.

Les réseaux sociaux numériques, nouvel âge de la polis ?

Troisième volet d’une progression sur le thème des réseaux sociaux numériques, cette séquence est envisagée pour des élèves de terminale. Elle fait suite, en seconde, à la séquence « De l’évaluation à la sélection de l’information » sur les bases remaniées du projet « Historiae », imaginé par Olivier Le Deuff. Puis, en première, à un temps d’apprentissage et de réflexion dédié à l’acquisition de savoirs relatifs aux médias, en tant que dispositifs sociotechniques, à partir de l’exemple des grandes firmes du numériques qui composent le GAFA (séquence en cours de réalisation).

La réalisation de cette séquence résulte de lectures croisées dont en particulier les travaux de Dominique Cardon[2] et Bernard Stiegler[3], mais aussi des ceux de Evelyne Broudoux (autoritativité), Olivier Le Deuff (convergence médiatique) et Olivier Ertzscheid (jardins fermés). L’occasion de rappeler ici l’attachement qui est le mien à m’inspirer de la recherche pour en transposer dans mes cours, lorsque c’est possible, les concepts.

Agora – Creative Commons License photo credit: Fuzzy Gerdes

 

Le rapprochement entre les réseaux sociaux numériques (RSN) et la Grèce archaïque n’a rien de spontané. Pourtant, l’émergence de la polis antique coïncide avec l’apparition d’une vie politique originale fondée sur la parole (débat contradictoire argumenté) et la publicité des débats (divulgation). Dans ce contexte l’écriture devient le ferment d’une culture commune inédite où savoir devient la norme.

La similitude entre les Réseaux Sociaux Numériques et la polis tient de ce modèle de communauté de semblables, libres, tels qu’ont pu le souhaiter les pionniers du web. Cette « utopie » fondatrice ne va pas sans rappeler l’esprit des Lumières animé par Kant lorsqu’il appelle à la transparence dans son Projet de paix perpétuelle. Aspiration qui, reportée au web, trouve une résonance chez un Malesherbes qui considère les âges de l’oralité, de l’écrit et de l’impression. Ages qui, dans la continuité médiatique, sans nous attarder sur la « Galaxie Marconi », nous conduisent vers les potentialités du web2 en terme de publication.

Il ne s’agit plus désormais pour les citoyens que nous sommes d’être associés à la vie de la cité, mais de pouvoir assumer un acte de publication qui engage notre responsabilité dans ce qui est un prolongement de l’espace public. A cet effet, il nous apparait essentiel de développer chez les élèves des « pratiques numériques » conscientes qui les conduisent à se penser en tant qu’acteurs des réseaux sociaux numériques en ce qu’ils forment, potentiellement, un nouvel âge de la polis.

 

[1] Je remercie une nouvelle fois Angèle Stalder pour ses deux contributions qui, destinées à des élèves des lycées professionnels, peuvent être transposées au LGT.

[2] Cardon, Dominique, La démocratie internet. Promesses et limites, Seuil, La république des idées, 2010

[3] Stiegler, Bernard, Prendre soin (T1). De la jeunesse et des générations, Flammarion, La bibliothèque des savoirs, 2008