Appréhender la lecture numérique

Je prolonge ici les conclusions de ma série d’articles sur la notion de document abordée par le mind mapping. Le schéma heuristique que j’en ai extrait a placé la lecture numérique en situation de concept nodal, auquel je souhaite désormais me consacrer, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité. Il me semble, en effet, que c’est là un objet d’étude trop récent pour qu’il soit tout à fait stabilisé, du moins selon une approche info-documentaire. Aussi, puisqu’il ne constitue pas (encore ?) une entrée du Dictionnaire des concepts info-documentaires, dont je me suis servi pour la notion de « document », je me propose de prendre appui sur celui de l’association Ars industrialis dont je vais m’inspirer.

Petit inventaire des savoirs associés

Il me semble, pour commencer, que la lecture numérique, au même titre que la lecture « classique », suppose que soit défini un projet de lecture. Celui-ci influence le parcours de lecture, qui dépend en grande partie de la culture que nous avons du domaine que nous explorons. C’est là une constante qu’il faut sans doute rappeler si l’on veut considérer l’importance de la validation des contenus, qui guide notre progression, y compris par sérendipité. C’est ouvrir, par ailleurs, tout un champ de notions info-documentaires déclinées autour de celles de pertinence et de fiabilité. Je vous renvoie, sur ce point, à cet autre schéma heuristique, afin d’en explorer l’étendue. Cela me semble d’autant plus fondamental que le contrôle des contenus, dans l’environnement numérique, hors contexte scolaire où cela peut être envisagé, se fait largement a posteriori. De sorte que la lecture numérique convoque des compétences informationnelles, selon l’acception de Philippe Perrenoud (voir notamment le schéma), au-delà d’une stricte approche méthodologique.

Concrètement, ce projet de lecture, caractérisé par l’intention du lecteur, se manifeste lors de la navigation hypertexte. L’enjeu éducatif, pour nos élèves, consiste, il me semble, à orienter leur parcours de sorte qu’il conserve du sens, selon l’intention, et qu’il fasse sens, selon les objectifs visés. Je ne m’attarderai pas sur ce second point qui mériterait d’être abordé seul en ce qu’il engage un questionnement pédagogique et politique sur les finalités de l’École. En revanche, dans un contexte numérique caractérisé par des données informationnelles pléthoriques et une attention potentiellement distraite, apprendre aux élèves à conserver le fil de leur lecture est fondamental. Aussi me semble-t-il, sur ce point, qu’il pourrait être pertinent d’élaborer une cartographie sémantique de l’hypertexte qui donne du sens au « champ des possibles » que constitue la navigation des élèves. Il me semble par ailleurs important d’apprendre aux élèves à baliser leur progression de sorte qu’ils en conservent la mémoire. Je pense bien sûr aux sitographies, mais encore aux différentes formes  d’annotation et de marquage pour lesquels je vous renvoie, par exemple, à la récente publication d’Olivier Le Deuff qui introduit, en outre, la notion de publication, afférente à la lecture numérique et sur laquelle je reviendrai dans un article. Il apparait en tout cas ici que la lecture numérique suppose l’acquisition de compétences documentaires.

La lecture numérique renvoie aussi à la notion d’architexte (Emmanuel Souchier), ce qui mêle cette fois compétences documentaires et informatiques, tant au niveau des équipements et de leur modèle sous-jacent (propriétaire/libre par exemple), qu’à celui du design ou encore des dispositifs.  Il me semble capital, au delà de la seule lecture du texte, d’aborder l’influence des environnements, en ce qui les caractérise, que l’on se situe du côté des matériels ou des plateformes. A cet égard, je suppose pertinente une approche selon les médias, que le rendu soit textuel, illustré ou sonore (pour ne rester qu’aux formes élémentaires). Ce qui implique des logiciels et des formats variables dont il est sans doute essentiel de connaitre les principales caractéristiques afin de pouvoir anticiper une production (en particulier pour le transmédia, structure documentaire émergente). Mais encore une connaissance de plateformes plurielles afin de ne pas rester sous la dépendance d’un dispositif unique. Je suppose capital, sur ce point, que soient appréhendés différents modèles dans une logique de comparaison. Ce serait là apporter une réponse aux enjeux sociocognitifs et politiques posés par le numérique.

Je m’aperçois avoir pris pour trame, à dessein peut être, par conviction certainement, le tryptique culture des médias, info-documentaire et informatique de la culture informationnelle. C’est donc sur ces bases que je vais m’employer à proposer des séquences pédagogiques construites à partir de ce petit inventaire des savoirs info-documentaires associés à la lecture numérique.

La navigation hypertextuelle

Il me semble important de préciser d’emblée que l’intérêt porté sur la lecture numérique ne doit pas faire oublier les interactions de celle-ci avec l’écriture numérique d’une part, ainsi que le chevauchement des tâches de navigation et d’annotation d’autre part. Il ne s’agit ici que de dégager des entrées qui constituent, à mon sens, une matière pour concrétiser des séquences pédagogiques. Je vous renvoie, pour qui souhaite aborder cette littératie dans toute sa complexité, aux contributions, limpides, de Pierre Fastrez, que vous préfériez un format vidéo ou texte.

La lecture hypertexte structure le web

En ce qu’elle est une introduction à l’hypertexte, ou hyperlien, la lecture numérique apporte sans doute les conditions de structurer le web dans l’esprit des élèves. D’un point de vue historique, pour commencer, en évoquant, dès le collège, le Memex de Vannevar Bush et l’hypertexte de Ted Nelson pour les aspects techniques, et le cosmopolitisme des savoirs de Paul Otlet pour le relier à la culture humaniste. Ces connaissances peuvent être approfondies au lycée dans une approche spiralaire. Afin d’échapper à une forme d’enseignement frontal que pourrait laisser supposer ce type de contenu, il doit pouvoir être imaginé un corpus de textes complémentaires reliés par des hyperliens, pour mêler théorie et pratique. Il est en tout cas important de donner aux élèves des repères historiques, de sorte qu’ils puissent s’approprier cette technologie au regard de ses évolutions. Il en va à mon sens de même pour l’évolution des supports de lecture qui gagneraient à être abordés avec les élèves.

La notion d’hypertexte porte par ailleurs en elle les conditions d’une « cartographie » du web. Selon le niveau des élèves, dès le collège, les hyperliens renvoient, ou non, à différents « écosystèmes », que l’on prenne le Web 2.0, le web invisible, le web dynamique ou encore le web sémantique. Taxinomie qui peut être prolongée, à une autre échelle, en distinguant les différents types de plateformes, que l’on distingue les sites des forums ou encore des wikis par exemple. Je suppose que ces distinctions gagneraient à être observées très tôt par les élèves qui pourraient davantage se situer sur les sites qu’ils consultent et donc être plus à même d’évaluer les contenus. Elles leur apporteraient en tout cas des connaissances médiatiques et techniques utiles à la résolution, ultérieure, de tâches plus complexes. Je ne sais, en revanche, s’il peut être important d’aborder dans le secondaire la question des URI/URL entre identification et localisation..? Peut être pour certaines séries au lycée.

La lecture hypertexte dé-structure le discours

A un second niveau, la navigation hypertextuelle peut s’avérer structurante intellectuellement pour nos élèves, que l’on se place dans un corpus de documents organisé a priori ou sur le web. Il me semble peut être plus pertinent, sans que cela soit systématique, de travailler sur des corpus assemblés a priori, avec des élèves des premières classes du collège. C’est sans doute se donner les moyens d’éviter quelques aléas de navigation, toujours détestables, mais surtout de commencer à observer avec eux la construction d’un discours formant un tout constitué de parties. L’exemple de Vannevar Bush et du memex pourrait ici donner lieu à un questionnaire relativement simple dont les réponses seraient à retrouver dans différents textes articulés par des hyperliens. La navigation hypertextuelle présente aussi un moyen d’observer les différentes mises en relation envisageables que les documents soient illustrés, sonores ou textuels. Il va de soi que ces types de documents, qui forment des unités discursives, doivent être par ailleurs abordés avec les élèves pour ce qu’ils sont (par exemple des infographies). Ce faisant, une fois en situation sur le web, les élèves seraient en mesure de construire leur navigation au regard des repères qu’ils auront déjà assimilés. Il est ici question d’élaborer un parcours de lecture, ou de recherche, ce qui n’est à mon avis possible, que dès lors que les élèves sont en possibilité de se représenter l’environnement dans lequel ils évoluent. Sinon, ils se contentent de répondre à une question, ce qui pour le professeur documentaliste ne présente aucun intérêt.

Dans un second temps, je suppose important de distinguer avec les élèves les différentes fonctions que peut avoir un lien, qu’il s’agisse d’apporter une information complémentaire, d’illustrer un propos, de justifier d’un argument, de renvoyer à une source, ou encore de définir un terme. Pour une mise en pratique, il doit pouvoir être envisagé de partir d’un texte et de voir avec les élèves ce qu’ils s’attendent à trouver derrière tel ou tel lien, en confrontant les résultats. Il me semble primordial, pour cela, de partir de sujet que les élèves connaissent. L’idéal étant de pouvoir travailler avec un collègue de discipline sur une partie du programme que les élèves viendraient de voir. C’est, à mon sens, une condition importante pour que les élèves aient les moyens de supposer le type et le contenu du document associé au lien. C’est un préalable pour aborder la complexité, que l’on ait à l’esprit sur ce point les objectifs de la cartographie des sources. Ils doivent, en effet, pouvoir inscrire leur réflexion, ou leurs suppositions, dans un système de références dont l’étendue procède de la culture qu’ils ont d’un sujet. Par ailleurs, dans un contexte de recherche et d’évaluation de l’information, c’est confronter les élèves à la notion de pertinence, en particulier celle du contenu par rapport à ce qui est recherché.

Ces préalables ont pour objectif de rendre les élèves conscients de leur parcours d’hyperliens, qui détermine la lecture qu’ils peuvent avoir d’un sujet. Il s’agit de développer leur esprit critique en leur donnant les moyens intellectuels d’opérer une distanciation entre leur parcours de lecture et leur compréhension d’un sujet. C’est par ailleurs se donner la possibilité d’introduire la notion de sérendipité comme une compétence avancée de recherche d’information, dès lors que l’on ne réduit pas le champ des possibles.

Mémoire et annotation

Afin de prolonger mon exploration de pistes pédagogiques, je me propose d’aborder la lecture numérique sous l’angle de la mémoire des parcours de lecture, ou de recherche, et des formes d’annotation. Il m’a semblé que ces deux points étaient interdépendants, de sorte que je ne suppose pas pouvoir les traiter séparément. En conséquence, par souci de clarté, je pense reprendre pour fil conducteur le concept d’environnement informationnel, que je trouve particulièrement structurant pour les élèves. En plus des travaux de Pierre Fastrez, déjà mentionnés, je vous invite, sur ce qui suit, à lire Du tag au Like d’Olivier Le Deuff, dont vous pouvez avoir un avant goût avec ce chapitre bonus en ligne.

Entre mémoire de lecture et pratiques d’annotations, il me semble essentiel, dès les premières années du collège, d’aborder avec les élèves la notion de classification. Il s’agit d’ailleurs là, à ma connaissance, d’un enseignement largement répandu dès la sixième, l’objectif étant de permettre aux élèves de se repérer dans les rayonnages du CDI. Pour aller au delà, ce qui se pratique déjà souvent, il est tout aussi important d’insister sur la notion d’ensemble pour classer des « objets » ou des « thèmes », ce qui constitue un préalable pour se situer dans un parcours de lecture. L’idée étant ici de commencer à donner des repères conceptuels aux élèves de sorte qu’ils apprennent à concevoir leur itinéraire en « bloc sémiotique ». La question du sens est à mon avis centrale en ce qu’elle détermine culturellement une représentation. Je suppose d’ailleurs qu’il pourrait être pertinent, en 4ème-3ème, de différencier avec les élèves, dans une approche historique et culturelle, les grandes classifications (Dewey ou CDU, BBK et Ranganathan par exemple). Il va de soi que ce travail ne peut s’effectuer que dans la durée, sur des sujets connus par les élèves, le but étant de leur faire prendre conscience de la part de subjectivité inhérente aux taxonomies. Dans le prolongement du collège, il doit pouvoir être imaginé de faire travailler les élèves sur la notion d’ontologie, dans le cadre d’activités type ECJS ou TPE. Ce serait en tout cas là leur garantir une forme d’indépendance dans le jugement qui va de pair avec l’acquisition de compétences pour attribuer des mots clés ou taguer des ressources.

Je développerai moins ce second point pour le collège dans la mesure où le travail sur les mots clés fait l’objet de nombreuses séquences préparatoires à l’utilisation du logiciel de recherche documentaire ou à la navigation sur le Web. Peut-être simplement rappeler ces deux écueils que sont la polysémie et l’homographie sur lesquels il faut insister. En revanche, pour le lycée, et peut-être même dès la fin du collège en envisageant la liaison 3ème-2nde, il serait sans doute pertinent d’aborder avec les élèves la pratique du taguage, qui constitue une marque et une trace, que l’on se place, selon la distinction de Thomas Vander Wal, dans une folksonomie « étroite » (personnelle) ou générale (collective). L’ouvrage Du tag au Like d’Olivier Le Deuff est, sur ce point, tout à fait pertinent dans une perspective pédagogique. L’auteur y aborde les avantages et contraintes de ces deux formes de folksonomie, ce qui peut donner lieu à l’élaboration de séquences avec les élèves. Il propose en particulier une typologie des tagueurs et de leur motivations (initié, gentleman, info-pollueur, conservateur, guide et petit contributeur) qui constitue une base adéquate pour aborder les intérêts et les dérives des folksonomies. Olivier Le Deuff propose, par ailleurs, une série de conseils et de règles qui peuvent constituer une « écologie du taguage » sur laquelle s’appuyer, en particulier lorsque l’on se place dans une situation de contributeur. J’imagine ici qu’il pourrait être intéressant de faire travailler des élèves sur une lecture numérique collaborative. Seul, ou en groupe restreint, il leur serait demandé d’annoter et de taguer un même document avec pour consigne d’en clarifier la lecture pour l’ensemble des élèves. Ce qui peut donner lieu, par ailleurs, à un temps de réflexion sur les différents types d’annotation qui peuvent être, ou qui ont été envisagés.

Il est sans doute important, en complément matériel pour construire une telle séance, d’envisager les applications ou logiciels qui peuvent être utilisées. Ce qui me pose problème. D’abord parce que chacun à ses habitudes, ce qui ne doit pas être une contrainte pour en changer. Ensuite parce que je ne suis pas compétent pour conseiller plutôt, par exemple, « Evernote » ou « Diigo », que l’on privilégie l’interopérabilité ou l’homogénéité du réseau. L’idée, au regard de la technologie, est plutôt de rendre l’élève « majeur », au sens de Simondon, dans son rapport à la technique. A cet fin, le choix ponctuel des outils importe moins que l’acculturation émancipatrice des élèves qui passe davantage par la capacité à anticiper des dysfonctionnements et donc à envisager des alternatives. Il s’agit moins de considérer l’outil pour son fonctionnement que d’appréhender sa fonction dans un système, ici un environnement informationnel. En conséquence, au delà de l’aspect pratique pour lequel je ne me suppose pas en mesure de faire des suggestions, il me semble qu’il faut aborder trois enjeux, de l’ordre de la mémoire, avec les élèves. Il est tout d’abord important que nos élèves aient à l’esprit que leur plateforme préférée peut un jour disparaitre. Je vous renvoie sur ce point à l’article de Olivier Ertzscheid au sujet de YouTube. Ce qui suppose, cas échéant, qu’ils aient une mémoire de sauvegarde de leurs données. Il est par ailleurs important qu’ils soient confrontés à la notion d’instabilité documentaire. Ce qui suppose qu’ils soient conscients que d’une consultation à une autre le contenu d’un document peut avoir évolué selon les mises à jour. Cas de figure pour lequel il peut leur être proposé la stratégie du double lien ou, du moins, qu’ils aient connaissances, en sortant du lycée, de l’existence des archives d’Internet. Pour terminer, je suppose qu’il pourrait être important d’évoquer avec les élèves l’aspect formel des sites web. Le template d’un site, son design, constituent vraisemblablement des éléments qui entrent en compte dans le choix et la mémorisation des parcours et des traces de lecture par les élèves. Mais je sais, sur ce point, la recherche en cours…

Si la surabondance d’informations suppose que des savoirs soient enseignés aux élèves pour qu’ils structurent leur navigation, il doit en être de même, dans le contexte de la lecture numérique, au niveau de leurs pratiques de mémorisation et d’annotation. Une réponse peut être de leur permettre de concrétiser un environnement informationnel pour lequel ils apprennent à catégoriser les contenus, seuls ou en collaboration, en concevant des alternatives qui anticipent des dysfonctionnements.

Littératie-s

J’entends m’inspirer, pour conclure, de la présentation d’Alan Liu parue dans les dossiers de l’Ina. Les « reconfigurations » envisagées me semble absolument pertinentes pour aborder le changement de paradigme qui s’opère par le passage au numérique. Son approche me semble par ailleurs tout à fait honnête et perspicace lorsqu’il s’agit de donner à voir l’ampleur des mutations en cours, tout en précisant l’étendue du travail de recherche à mener. Que l’on considère les médias, la matérialité, les sens, la société, la cognition, la forme et l’échelle ou encore la valeur de la lecture, l’énonciation de ces reconfigurations laisse entrevoir la pluralité des littératies convoquées dans l’acte de lecture. De fait, les enjeux scolaires et éducatifs immédiatement identifiables servent des enjeux « civilisationnels » qui supposent l’alphabétisation numérique des élèves. Je vous renvoie sur ce point à deux textes, déjà cités, de Pierre Fastrez et Alexandre Serres.

Afin d’apporter, peut-être, des éléments qui contribuent à mettre en œuvre ce qui constitue à mon sens un projet éducatif essentiel, je me propose de compléter et d’étendre le schéma conceptuel sur la notion de document aborder par le mind mapping. Après tout, si l’on veut bien associer l’information-documentation au Big Bang de la lecture en ligne, il apparait normal que les savoirs qui s’y réfèrent soient en expansion.

 Afin d’en préserver la lisibilité j’ai moins développé la partie supérieure de schéma. J’ai en effet déjà réalisé ce travail pour la partie qui concerne la validation de l’information. Quant à ce qui concerne l’architexte, même si je l’ai davantage développé dans le schéma sur le mind mapping, j’avoue ne pas toujours être très à l’aise avec ce concept. J’ai par ailleurs réalisé un second schéma pour lequel je n’ai conservé que les points nodaux, auxquels j’ai ajouté l’écriture numérique et la publication, qui ont fait l’objet d’un autre d’article.

Pour intéressant que soit la réalisation de ces schémas, en ce qu’ils font apparaître des relations entre les notions info-documentaires et les compétences vers lesquelles elles renvoient, il y manque une perspective qui donne à voir les progressions qui peuvent être pensées pour l’ensemble de l’enseignement secondaire. Il me semble par ailleurs qu’il faudrait les représenter en 3D afin de matérialiser des corrélations difficilement identifiables sur surfaces planes. Ceci étant, compte tenu des enjeux qui résultent de la lecture numérique, et plus généralement de l’environnement numérique, c’est de toute évidence un travail qu’il est essentiel de prolonger et de compléter selon que l’on stabilise les concepts.

Écriture numérique et publication

Cadre théorique et prospective

Je me propose, dans cet article sur l’écriture numérique et la publication, de clore une réflexion engagée sur le document et prolongée par la lecture numérique. J’entends, pour ce faire, aborder cette notion selon la même méthodologie et commencer par préciser le cadre théorique dans lequel je m’inscris, avant d’envisager des pistes d’exploitation pédagogique. Il me faut préciser, d’emblée, que je n’aborderai pas la question du code, non qu’elle manque d’intérêt, mais parce qu’elle me semble devoir être traitée distinctement. Je regretterais de devoir la cantonner à sa spécificité computationnelle, quand cela n’est pas nécessairement le cas, alors que mon approche de l’écriture numérique cherche à s’affranchir de toute prévalence littéraire, en tant que forme sémiotique, ou technique, de l’ordre des usages, voire des ressources numériques. Je suppose davantage pertinent de concevoir le rapport de l’écrit au support, dont l’écriture numérique est le prolongement, sans doute complexifié, d’une relation plus ancienne, afin d’éviter l’aporie conceptuelle qui résulterait nécessairement d’une approche strictement disciplinaire. C’est par ailleurs ce qui ressort de ma lecture du corpus d’articles « Du document numérique au textiel«  sur lequel je vais m’appuyer.

Je trouve particulièrement opérantes les notions de « texte » et de « signe passeur » développées par Yves Jeanneret et Jean Davallon. Cela me semble une réponse structurante pour qualifier la caractéristique dynamique de l’écriture numérique. Il me semble que ces notions, qui constituent une passerelle entre le concept de « document » et celui de « média », viennent articuler les savoirs qui y sont associés dans ce qui pourrait constituer la progression d’un enseignement. Ce qui suppose, tel que définit par Jean-Michel Salaün, que les éléments constitutifs du document, c’est à dire la « perception » (inscription repérable), l’ « intellect » (texte construit) et le « social » (référence partagée appropriable) soit, oserais-je dire, vu, lu et su par nos élèves. Il est fondamental que ce concept soit stabilisé si nous voulons qu’ils dépassent la condition de simples usagers pour concevoir la dimension culturelle de l’écriture-lecture numérique, entre projet de communication et interprétation contextualisée.

Cela suppose aussi que soit abordé le concept de « média » dont la distinction entre média support, média type et média source est loin d’être acquise. D’abord parce que l’écriture numérique, médiation sociale, suppose que l’on sache où l’on se situe, mais aussi afin de distinguer les caractéristiques du dispositif « sémio-technologique » que l’on utilise. Ce qui suppose de tenir, à mon sens, auprès des élèves, un discours distancié sur l’évolution, dans le temps, des dispositifs de lecture ainsi que du rapport socialement construit entre auteur et lecteur. Mais encore de bien avoir à l’esprit que l’écrit est un objet de pouvoir qui, au-delà du discours, affère à des conditions techniques, économiques et réglementaires. Ce faisant, je ne crois pas que cette richesse épistémologique puisse donner lieu à une approche disciplinaire cloisonnée, ce qui, je le rappelle, occasionnerait une aporie conceptuelle.

Il me semble, pour terminer, qu’il faut aborder la question de la publication dont le statut, dans le contexte du Web 2.0, est particulier. Il s’agit moins ici de la considérer du point de vue de l’éditorialisation que selon le principe de « rendu public » qui en découle. Pour commencer à observer cette tendance chez les élèves, je partage le questionnement d’Olivier Ertzscheid sur les pratiques à venir des jeunes en matière de « production consommation » d’écrits. Une étude, si elle n’a pas déjà été faite, serait sans doute à mener sur le rapport symbolique que donnent nos élèves à la valeur d’échange sur le web. En l’occurrence, pour avoir pu aborder cette question avec des élèves, certains me disent concevoir avec difficulté les restrictions d’usage qui résultent du droit dans la mesure où il leur semble naturel, de par leurs pratiques, de déposer ou de prendre du texte ou de l’image. Sans doute l’éducation a-t-elle ici un rôle à jouer.

Le cadre théorique posé je vais dorénavant m’employer à envisager des pistes de séquences pédagogiques sur l’écriture numérique.

Du texte comme « design de soi »

J’entame ma réflexion pédagogique sur l’écriture numérique et la publication par l’exploration de la notion de « texte ». Pour ce faire, il me faut, au préalable, préciser le sens que je donne à cette notion qui, dans le contexte de l’écriture numérique et de la publication, prend une nouvelle complexité. J’entends, pour ce faire, emprunter à Roger T Pédauque ses propositions sur ce que recouvre le « texte », ou plutôt la « textualité », dans les conditions du numérique. Les travaux de ce collectif me semblent apporter une grille de lecture particulièrement opérante dans la distinction entre l’ « inter-sémioticité », qui fait du texte un objet multimédia (écrit, image et son), et la « sémiotique multidimensionnelle » qui rappelle que le « texte n’est pas un objet ponctuel, mais un ensemble associant une réalité matérielle (l’objet texte), des formes qui l’organisent (la textualité) et des moyens culturels pour le qualifier (les pratiques interprétatives). Je me suis par ailleurs inspiré de la récente intervention de Divina Frau-Meigs aux journées de l’innovation pour, notamment, faire travailler mon « cerveau créatif » et imaginer un titre dont l’idée de « design de soi », en fait, … existait déjà. Je l’ai tout de même conservé en vue d’articuler la forme, associée au design, avec les deux autres entrées que sont l’ « éditorialisation de soi » et l’ « écriture de soi ». J’apporte d’emblée ces précisions pour préciser que ces trois approches sont en réalité intimement liées et que je ne les aborde séparément que pour, je l’espère, clarifier mon propos.

 Au-delà du sens classique de ce que l’on entend par l’écrit, il me semble tout aussi essentiel d’aborder avec les élèves les dispositifs, formes textuelles et configurations (ou « formes sémiotiques » selon Bruno Bachimont) qui interagissent médiatement. Je suppose primordial, dès la sixième, de replacer l’écriture numérique dans l’histoire des dispositifs d’écriture. Il ne s’agit pas ici de « trancher » un débat entre évolution ou révolution numérique, mais de situer l’écriture dans un rapport entre esthétique et conditions techniques. Et ce quand bien même il nous faut remonter aux peintures rupestres. L’objectif, à terme, est ici de faire comprendre aux élèves que leur « usage » est médiatisé par des conditions technologiques, mais pas seulement, inhérentes aux dispositif qu’ils utilisent. C’est par exemple le cas du mur pour les peintures rupestres ou de l’écran pour l’ordinateur. La question de l’informatique peut ici être abordée, ne serait-ce que de manière théorique, en rappelant que les formes textuelles sont réalisées par celles et ceux qui les configurent (« code is law »). La notion d’architexte est sans doute trop complexe pour pouvoir être abordée dès le secondaire, mais il y a probablement des analogies intéressantes à trouver entre les murs de la caverne et l’ombre projetée par « Facebook » sur le mur des utilisateurs.

De fait, je suppose qu’il serait pertinent que les élèves se familiarisent avec des plateformes et des applications sélectionnées par l’enseignant, mais pas uniquement, pour leurs caractéristiques et leur complémentarité. L’objectif visé pourrait être ici de faire comprendre aux élèves que les technologies ne sont pas neutres. Il me semble, à cette fin, que les conditions pédagogiques de cette prise de conscience pourraient passer, chez les élèves, par l’approche des applications et des plateformes en tant que système, ainsi que par leur expérimentation de sorte qu’ils puissent en mesurer la complexité réelle. En l’occurrence je trouve regrettable que l’on s’interdise d’analyser Facebook quand ce modèle pourrait être comparé avec Diaspora. De même que je trouve regrettable de ne considérer Twitter que pour ses apports pédagogiques en terme d’écriture quand c’est l’ensemble du modèle qui à mon sens devrait être étudié. C’est dans les deux cas, sinon, prendre le risque de mettre en œuvre les conditions de création d’un public captif.

Pour en venir à des propositions concrètes je vois (au moins) deux pistes à envisager. En terme d’expérimentation je trouve très réussie la séquence proposée par Angèle Stalder sur l’architecture de l’information. Cela me semble très structurant en terme de mise en forme (ou de design), tout en considérant un corpus de notions informatiques, informationnelles et médiatiques. Je trouve particulièrement formateur, pour mon propos, cette idée selon laquelle « les élèves doivent acquérir des connaissances en matière informatique (connaître les propriétés du dispositif technique pour savoir ce qu’il est possible d’en faire) ». Acquérir ces connaissances sous-entend que les élèves, pour avoir eu accès au « backoffice », sont plus intelligents, qu’ils comprennent, lorsqu’ils sont sur des plateformes. Deuxième piste, je suppose pertinent d’aborder les questions de design pour l’intérêt que cela présente en terme d’évaluation de l’information. Faire travailler les élèves sur des plateformes en tant que système, tout en leur donnant la possibilité de les expérimenter concourt à les familiariser avec les critères de qualité de l’information liés à la mise en forme. Hasard des publications sur la « profdocosphère », le travail de Richard Peirano sur l’évaluation d’une source, doit pouvoir constituer la base de scénarios pédagogiques particulièrement riches, tant du point de vue de la comparaison entre différents sites que par le travail d’enquête sur ceux-ci.

Je suis conscient de la difficulté qu’il peut y avoir à aborder l’écriture numérique et la publication sous l’angle du design en le dissociant de l’éditorialisation. Une autre approche eut été possible en considérant la notion de « représentation » sur laquelle Roger Chartier, historien du livre, de l’édition et de la lecture, a livré récemment une conférence. Je suppose féconde la transposition de ce que sous-tend cette notion, « donner à voir un objet absent » et « tenir la place de quelqu’un », à l’écriture numérique.

Du texte comme « éditorialisation de soi »

Après m’être intéressé à la question du design, je prolonge ici ma réflexion en abordant le concept de « texte » sous l’angle de l’éditorialisation. L’objectif étant de dégager des pistes qui puissent faire l’objet de séquences pédagogiques dans le secondaire. Je vais m’appuyer, pour ce faire, sur la notion d’ « énonciation éditoriale » dont Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret sont à l’origine. L’écrit numérique et la publication, en tant que forme de « pouvoir », sont le fruit d’une inter-détermination entre les conditions apportées par l’objet technique, la forme sémiotique et les pratiques. Rapporté à l’éditorialisation, selon le dispositif de publication, cela veut dire que le « média de l’écriture n’est pas seulement le lieu de passage d’un flot informationnel ; c’est un objet matériel configuré qui cadre, inscrit, situe et, par là même, donne un statut au texte ». L’idée de « configuration » est essentielle en ce qu’elle suppose une autre forme d’intervention sur le texte que l’unique forme créative de l’auteur. Le paramétrage opéré sur le backoffice, selon les plateformes, crée les conditions d’un espace dialogique scriptural qui implique un dispositif normé (gabarit) et l’utilisateur. De même, le statut de ce dernier est en mutation. Je vous renvoie sur ce point, au sujet des CMS, à l’étude de Valérie Jeanne-Perrier pour qui « éditeur et auteur composent ensemble une nouvelle partition dans laquelle chacun emprunte ou dérobe des compétences à l’autre ». J’observe, du reste, dans ma pratique, cette forme de métissage des fonctions qui mêle la création à la responsabilité éditoriale.

Je trouve particulièrement pertinente cette étude comparative des CMS. Valérie Jeanne-Perrier fournit des indications précieuses sur ce que peut être l’influence sémiotique d’un dispositif sur des formes d’écriture. Je relève en particulier les interrelations entre les dimensions techniques de l’architexte et sociales de la communauté. De fait, je suppose qu’il pourrait être intéressant de commencer à aborder ces questions dès le secondaire avec les élèves. Cela suppose, pour démarrer, que les notions d’auteur et d’éditeur soient assimilées pour ce qu’elles sont, avant d’observer leur hybridation selon les plateformes. Il me semble, par ailleurs, que ces dernières devraient être abordées pour leurs singularités. En l’occurrence, on n’écrit pas de la même façon, ni sans doute la même chose, que l’on publie sur un blog ou sa « timeline », quelle qu’elle soit. En terme d’éditorialisation, la recherche d’un nom pour un site ou le choix d’un avatar peut sans doute donner lieu à des temps de séquence intéressants. Je pense, pour reprendre l’étude de Valérie Jeanne-Perrier, que le choix d’un nom peut donner lieu à un travail sur l’influence de l’indexation. Ce qui peut, par ailleurs, constituer une introduction à l’écriture journalistique dans la perspective d’une éducation aux médias (presse). De même, le choix d’un avatar peut introduire une réflexion sur le contenu supposé d’un site selon le choix qui est fait. Ces temps d’apprentissage, pour humbles qu’ils puissent paraître, me semblent par ailleurs constituer des acquis significatifs, car signifiants, en terme d’évaluation de l’information.

A un deuxième niveau, l’écriture numérique, sous l’angle de l’éditorialisation, suppose que les élèves abordent les différentes formes textuelles. Je pense ici en particulier aux potentialités qu’offre l’écriture multimédia et le lien hypertexte. Sur le premier point, qui concerne le recours au texte, à l’image et au son, outre la dimension créative qui peut impliquer professeurs d’arts plastiques et de musique, la question de l’éditorialisation suppose, chez les élèves, l’acquisition de connaissances informatiques relatives aux différents formats. L’objectif étant ici de permettre aux élèves d’anticiper leur besoin selon leur projet d’écriture. Cette question de l’anticipation intervient de même au sujet des liens hypertextes, pour leur dimension éditoriale. Il me semble essentiel que nos élèves aient à l’esprit que le web est un ensemble mouvant et que les pages qu’ils pointent par des hyperliens aujourd’hui peuvent avoir disparues demain. A titre d’exemple, ou de piste pédagogique, je peux mentionner ce séminaire « Ecritures numériques et éditorialisation » qui me semble particulièrement intéressant, sans toutefois savoir si le lien sera toujours actif dans un an ou deux… Il est vrai que si tel ne devait pas être le cas, peut être aurais-je la possibilité de renvoyer vers une autre page (captation vidéo par exemple). Cette question de l’instabilité documentaire me semble en tout cas fondamentale dans le processus d’éditorialisation, du moins pour que nos élèves, lorsqu’ils publient un texte par « temps calme », aient à l’esprit l’avis de tempête…

… Pour terminer par un point essentiel, la question de la responsabilité éditoriale ne saurait être éludée. Anecdote (..?). Cette année un groupe d’élèves a fait le choix d’intégrer une vidéo récupérée sur « Youtube » en appui à leur évaluation orale de TPE. Parce qu’ils travaillaient sur la publicité et que cette vidéo comportait manifestement des logos de marques, elle n’était plus en ligne le jour J, remplacée par un avertissement concernant le respect de la propriété intellectuelle. A leur décharge, ce n’est pas eux qui avaient déposée cette vidéo qu’ils souhaitaient utiliser pour illustrer leur propos. Il n’en reste pas moins qu’ils ont dû improviser et expérimenter à leur dépend une situation très inconfortable. Je suppose que ce type de situation est conduit à se reproduire dans un contexte où publier est devenu un geste à la portée de tous, ce dont il faut sans doute par ailleurs se féliciter. Il me semble qu’en terme d’éditorialisation, la question de la propriété intellectuelle est à aborder tant du point de vue du respect des droits (auteur, image) que du statut des publications selon les termes des conditions générales d’utilisation (CGU) associées à l’inscription sur les plateformes. Je n’ai pas de séquence type à proposer sur ces deux approches. Toutes les situations pédagogiques sont envisageables en la matière. A titre d’exemple je trouve le projet de « copie partie » complet dans la mesure où il fait une place au libre (creative commons) en intégrant la question du partage qui renvoie aussi à un geste d’éditorialisation. J’ai, par ailleurs, repéré ce travail de Richard Peirano au sujet des CGU.

 Avant d’aborder l’écriture de soi, je souhaite citer une nouvelle fois Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret qui, en opposition à une conception de l’écriture numérique libérée de toute contrainte rappellent que « toute relation entre sujets usagers des médias informatisés est médiatisée par la relation qu’ils entretiennent aux dispositifs, aux formes textuelles, et par là même aux acteurs qui sont en position de configurer ces objets et ces formes ». L’éditorialisation est d’autant moins neutre que l’écriture numérique résulte de ces interdéterminations. C’est en ayant à l’esprit cet enjeu citoyen que nous nous devons ‘d’y préparer nos élèves.

Du texte comme « écriture de soi-s »

Après m’être consacré à l’écriture numérique et à la publication, abordées selon une approche où le texte est compris comme design puis éditorialisation de soi, je vais m’employer à dégager des pistes pédagogiques à partir du concept d’ « écriture de soi-s ». Si je pense essentiel de donner une dimension théorique à ma pratique professionnelle, c’est en toute humilité que j’entends la questionner sous le prisme de la philosophie foucaldienne. L’on voudra bien, par ailleurs, me pardonner cette petite espièglerie grammaticale sur laquelle j’entends m’expliquer dans un instant. Je vous renvoie, pour la référence à Foucault, à ce billet de Christian Fauré, inspiré, au moins en partie, de Bernard Stiegler. Je retiens en particulier l’idée d’une écriture numérique qui se trouve à la confluence de l’annotation (mémoire) et de l’extériorisation (publication). Au-delà des hypomnemata qui restent fondamentales, je suis aussi frappé par Sénèque (Lettres à Lucilius – lettre 84) que commente Foucault lorsqu’il écrit que « le scripteur constitue sa propre identité à travers cette recollection de choses dites ». Je trouve à ce propos une résonance tout aussi inattendue que potentiellement féconde au regard des enjeux numériques contemporains. D’où l’ajout de ce « s » à « écriture de soi-s » qui renvoie au subjonctif du verbe être, mode du doute, du souhait et de l’incertitude, vers une forme de re-conciliation des deux acceptions du terme « virtuel » dans ce qui est et peut être.

Reportée à la pédagogie info-documentaire, cette approche du texte comme « écriture de soi-s » est pertinente pour aborder les questions relatives à l’identité numérique. Je ne suppose pas devoir insister sur cette notion tant elle fait désormais l’objet de séquences ou séances pédagogiques. Mais je reste néanmoins davantage attaché à une approche qui privilégie la « présence numérique », potentiellement moins anxiogène en ce qu’elle n’opère pas une centration sur les dangers ou les risques d’Internet. Pour qui souhaite travailler cette question avec ses élèves je vous renvoie à cet article de Doc pour Docs où vous trouverez de nombreuses références. Ceci étant, je suppose qu’il serait important d’observer et d’analyser d’éventuels changements dans le rapport qu’ont les adolescents à leur intimité. Il ne semble pas improbable de considérer que la généralisation de l’acte de publication, qui est une extériorisation de soi, peut modifier leurs représentations socio-culturelles.

Pour revenir sur le terme d’incertitude mentionné ci-dessus, je suppose qu’une autre piste pédagogique pourrait concerner la recherche d’information, en particulier la navigation hypertextuelle. Si cette dernière peut sembler davantage tenir d’une pratique de lecture, le parcours de recherche, selon les choix que l’on opère, est aussi une « écriture de soi-s ». Nous nous écrivons selon ce que nous lisons ou ne lisons pas. Que l’on me permette en tout cas de soumettre cet élément de réponse à Anne Cordier lorsqu’elle envisage d’enseigner l’incertitude pour construire une culture de l’information.  Il me semble qu’il y a en la matière beaucoup à faire et c’est par défaut que je vous propose cette unique séquence qui, pour l’avoir expérimentée à plusieurs reprises, est tout à fait concluante. La navigation hypertextuelle, en ce qu’elle formalise le parcours de recherche, exprime la double intention de celui qui a publié et de celui qui navigue. Il me semble en conséquence qu’elle peut être particulièrement pertinente pour que les élèves apprennent à anticiper leurs recherches et plus généralement leur rapport au web et au numérique.

Il me semble, pour troisième et dernière piste à explorer, que le texte comme « écriture de soi-s » peut donner lieu à des séquences pédagogiques qui abordent l’écriture collaborative. Il s’agit moins ici de considérer le travail d’écriture que de questionner avec les élèves la notion d’ « auteur » dans le contexte numérique. Ici, l’ « écriture de soi-s » devient une « écriture du nous » qui n’a d’intérêt que si les élèves y sont un temps soit peu préparés. Ce serait, sinon, prendre le risque de voir les uns s’effacer quand les plus actifs ne sont pas nécessairement les plus pertinents. J’ai pris pour habitude, pour l’écriture collaborative, de faire travailler les élèves sur des pads. Ils présentent l’intérêt de partager une zone de texte et une zone de chat dont les élèves doivent, entre autre, coordonner l’usage pour avancer dans l’écriture. Surtout, l’écriture collaborative suppose des phases de concertation sur lesquels je m’appuie pour questionner les notions d’auteur, d’autorité et d’autoritativité.   Pour quelles raisons le groupe a-t-il choisi la formulation de tel élève plutôt que de tel autre ?  Après réflexion, ces choix leur semblaient-ils toujours bien-fondés ? Je reviens par ailleurs sur ces notions comme prérequis lorsqu’il s’agit d’aborder la notion de publication et ce qu’elle implique en terme d’investissement personnel.

Pour reprendre Foucault commentant Sénèque, je vous propose pour finir de remplacer « collection » par « redocumentarisation » de sorte que « le scripteur constitue sa propre identité à travers cette [redocumentarisation] de choses dites ». Et de bien vouloir considérer là, que ce que sous-tend la notion de publication, constitue, pour nos élèves, un enjeu majeur de leur devenir.

Construire du sens

Au moment de conclure cet article sur l’écriture numérique et la publication, je renvoie le lecteur vers le Projet PRECIP dont les travaux ont donné lieu, il y a un an, à un séminaire sur le thème « Enseigner l’écriture numérique ?« . L’approche pluridisciplinaire me semble particulièrement féconde sur cette thématique . La qualité des interventions apportent par ailleurs des éléments de compréhension à cette carte heuristique (merci Angèle) qui décline l’écriture numérique en une hiérarchie fondée sur les tropismes (« tendances inhérentes aux propriétés fondamentales du numérique »), les principes (« potentiels techniques ouverts pour les applications d’écriture ») et les fonctions (« modalités effectives d’écriture rendues disponibles par les applications »).

En toute humilité, avec pour ambition de dégager des possibles pédagogiques qui prennent pour objectifs des notions info-documentaires abordées lors d’une progression adaptée au secondaire, je vous soumets ce schéma conceptuel, qui vient ponctuer cet article. Je le souhaite complet tout en considérant l’éventualité de compléments dont je vous invite à me préciser la nature. Il est vrai que ce schéma, forme de « texte », est le résultat de mes lectures dont je redoute les lacunes, en espérant qu’elle ne soient pas fondamentales.

Il me restera à vous proposer, à venir, un dernier travail de schématisation qui reprenne celui-ci ainsi que les deux autres réalisés sur le document numérique et sur la lecture numérique. J’espère pouvoir en déduire, si ce n’est des concepts intégrateurs, du moins des concepts ou savoirs nodaux qui me permettent d’organiser mon enseignement.

Proposition de progression modulaire pour l’EMI

J’ai souhaité reprendre dans un même article trois séquences sur lesquelles j’ai travaillé et qui forment un tout. Leur articulation est pensée de sorte qu’elles constituent une progression possible, à mettre en œuvre dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Celle-ci restant pour l’essentiel à construire, je me suis appuyé sur le champ des savoirs info-documentaires, que je me suis appliqué à mettre en perspective des prescriptions institutionnelles d’autonomie, de distanciation critique et de citoyenneté. J’en ai extrait ce que j’espère être un ensemble cohérent, qui prend pour objectif général ce que l’on pourrait appeler un « savoir-juger », avec toute la réserve que laisse supposer une telle dénomination.

J’envisage ces trois séquences comme trois étapes successives dont chacune se caractérise par l’acquisition de connaissances et de compétences spécifiques qui restent abordées, à un moindre niveau, dans les deux autres.

Parce que le seul fait d’évaluer une information ou un site web ne fait pas nécessairement sens chez des élèves de seconde à qui l’on n’a pas donné les moyens de se construire, dans la durée, un tel cadre de référence, il m’a semblé pertinent d’en faire l’objet d’une première étape dans l’élaboration de cette progression. Afin que les élèves mesurent la place de l’évaluation dans la sélection de l’information, je favorise une mise en tension entre les notions de « qualité de l’information » et de « crédibilité » qui place l’élève dans une contradiction qui trouve sa résolution dans la compréhension de ce qu’est la pertinence.

Je conçois la nécessité de comprendre ce que signifie « évaluer » comme un préalable pour envisager de faire passer les élèves d’un usage inconscient à une pratique raisonnée des médias. Pour cette seconde séquence que j’aborde avec des élèves de première, je me suis inspiré de l’approche pédagogique de Frédéric Rabat en la combinant avec une démarche de situation-problème simplifiée. Je m’appuie sur les représentations des élèves afin de créer les conditions de leur déconstruction avant qu’ils ne se réapproprient les médias (dans une acception large) en ayant à l’esprit qu’ils ne sont pas des objets neutres.

J’y vois là une condition préalable à la capacité d’argumenter pour interroger le modèle des réseaux sociaux numériques, étendu à une perspective historique de la constitution de l’espace public. Je m’appuie pour ce faire sur le temps long afin d’envisager une approche comparative propice à l’argumentation dans une recherche de confrontation des idées que peut rappeler l’agora antique ou la démocratie participative d’Habermas.

Il ne s’agit là, je le rappelle, que d’une proposition dont la trame évaluer/déconstruire-se réapproprier/argumenter est à éprouver pour en… juger de la pertinence. Il en va de même pour la démarche pédagogique qui s’appuie sur une mise en tension fondée sur le principe de contradiction, tant au niveau des représentations chez les élèves que dans les connaissances en lien avec les sujets proposés.

Pour conclure sur la dimension théorique de cette progression, mon approche renvoie à la translittératie avec pour objectif l’acquisition de savoirs à la convergence des cultures informationnelle, médiatique et informatique. Pour reprendre le mot d’Alexandre Serres, j’y vois la formalisation d’un cadre conceptuel qui favorise le discernement, nouvelle condition préalable au jugement.

Didactiser la notion de Média : D’un usage inconscient à une pratique raisonnée

Contrairement à ce que j’avais annoncé dans un précédent article, je ne vais pas suivre strictement le découpage proposé dans la matrice conceptuelle du CSEM pour didactiser la notion info-documentaire « média ». Les entrées par la lecture, l’écriture, la navigation et l’organisation s’entrecroisent systématiquement, de sorte que les dissocier constituerait une aporie. J’entends donc les lier, dans une approche différente, qui s’appuie toujours sur cette matrice, mais en concevant la notion « média » dans sa globalité. Je propose, ci-dessous en plein texte, ou en pdf, une première séquence qui prend pour objet didactique info-documentaire les dispositifs de « GAFAT ».

D’un usage inconscient

à une pratique raisonnée des Médias

Séquence :

Cette séquence de 6/7h est mise en œuvre au lycée, en première, dans le cadre de l’Accompagnement personnalisé (AP). Si elle peut être menée pour elle-même, elle s’inscrit dans une progression de la seconde à la terminal dont l’objectif, au-delà du développement de l’esprit critique et de l’autonomie, est l’acquisition, par les élèves, d’un « savoir juger ». A cette fin, en première, j’aborde les médias (type GAFAT) dans une logique de déconstruction-réappropriation qui passe par la compréhension de leur dimension socioculturelle, économique et-ou technique.

Problématique :

La relation des élèves aux médias est façonnée, depuis leur plus jeune âge, par l’usage qu’ils en ont, sans qu’ils aient nécessairement conscience des formes de contrainte que peuvent véhiculer les firmes marchandes et leur plateformes en matière économique, juridique, esthétique ou encore technique. En la matière, le geste enseignant est d’autant plus complexe à porter que cette relation peut être perçue comme du domaine de l’intime (Facebook, Apple) ou de la compétence (Google) par les élèves. Pourtant, cette part d’intrusion, autant que la méconnaissance du fonctionnement de certains dispositifs, est à resituer dans les stratégies élaborées par ces grands groupes du type GAFA, que les élèves doivent pouvoir appréhender afin d’en mesurer l’influence dans leurs pratiques et élaborer, cas échéant, des tactiques de contournement.

Progression :

Cette séquence s’inscrit dans une progression des apprentissages info-documentaires de la 2nd à la Tle. Elle fait suite, en 2nd, à une séquence consacrée à l’évaluation et à la sélection de l’information, sur les bases remaniées du projet « Historiae », imaginé par Olivier Le Deuff. En terminale, le travail porte sur la qualité de l’argumentation des élèves qui sont conduits à questionner la place des réseaux sociaux numériques dans l’histoire longue des « espaces publics », afin d’envisager la part de création et-ou de transformation qu’apporte le Web 2 en ce domaine.

Niveau concerné : Élèves de Première (interdisciplinarité possible)

Objectifs :

  • Développer des éléments de connaissance sur les modèles socioculturels, économiques et techniques véhiculés par les médias (à partir de l’exemple du GAFAT).

  • Intégrer l’existence de ces modèles dans ses pratiques informationnelles et médiatiques.

  • Savoir adopter une posture distanciée dans la relation que l’on entretient avec les médias.

Déroulement :

1er temps (20-30 min): Dans la mesure où cette séquence envisage, lorsque cela s’avérera nécessaire, une phase de déconstruction des représentations des élèves, la première étape consiste à recueillir ce qu’évoque pour eux Google, Apple, Facebook et Amazon, qui vont faire l’objet de la séquence à venir. Une approche qui s’inspire du principe des situations-problèmes, où l’enseignant prend appui sur les propositions des élèves, est sans doute ici pertinente. Cela suppose de l’enseignant qu’il admette de se mettre potentiellement « en danger » si les élèves proposent d’emblée des énoncés relativement complexes. Pour tel professeur qui serait réticent, une parade peut consister en le recours à des sujets préétablis, au risque que les élèves ne se sentent pas pareillement impliqués. Il serait alors plus compliqué de déconstruire leurs représentations.

A partir des premières propositions et des commentaires des élèves, le travail du professeur documentaliste va ensuite consister à les articuler avec les modèles développés par ces firmes, afin d’établir les sujets sur lesquels vont travailler les élèves. Dans la mesure où ils sont trop complexes pour être abordés dans leur globalité, ces modèles peuvent être appréhender selon la spécificité de la filière (ES, L, S, STMG,…) des élèves. Je leur propose de travailler par groupe de 2 à 4 élèves selon la complexité des sujets.

2ème temps (4h30/5h30) : Parce que le modèle de ces grandes firmes s’appuie en partie sur un dispositif socio-technique in-formé (ou mis en forme) selon des caractéristiques propres, je fais travailler les élèves sur un site web qu’ils doivent structurer selon les contenus qu’ils apportent. J’y vois une mise en situation intéressante pour qu’ils expérimentent, à l’échelle d’un site, les intérêts et contraintes de ces dispositifs dans un contexte de publication. C’est par ailleurs les impliquer davantage.

Les groupes d’élèves ont un travail important à réaliser dans un délai relativement court (pour être pragmatique, il correspond à une période entre deux vacances). Ils ont pour tâches connexes de recueillir des informations documentaires sur des sujets qu’ils maîtrisent diversement, tout en devant penser la structuration (sommaire, onglet, pages…) du . Je précise ici qu’ils ne travaillent pas nécessairement sur un vierge, mais qu’ils peuvent devoir prolonger le travail entamer par un ou d’autres groupes durant l’année scolaire. La tâche n’en est que plus complexe, mais elle me semble formatrice dans la confrontation des idées des élèves avec celles d’autres groupes antérieurs.

3ème temps (1h) : La dernière heure de la séquence est consacrée à la restitution orale. Les groupes interviennent à l’oral pour présenter leur travail. Les temps d’échange sont privilégiés, l’enseignant intervenant sous forme de remédiation.

Evaluation :

Cette séquence donne lieu à une évaluation formative qui porte sur le rendu des s en fonction de la cohérence des contenus, de leur structuration et de la dimension esthétique. Par ailleurs, la phase de restitution permet d’évaluer l’écart entre les représentations initiales et le niveau de connaissance acquis à l’issue de la séquence. Afin de le vérifier, les groupes qui ont plus spécifiquement travailler sur un sujet abordent, à l’oral, la représentation initiale, la déconstruisent et la réapproprient. Le niveau de formulation, ainsi que la capacité des élèves à répondre aux autres élèves est ici un moyen de les évaluer.

Outils didactiques :

Je propose ici quelques thèmes d’étude selon la filière des élèves, sans que cela ne constitue des délimitations strictes. L’essentiel est de considérer leur articulation dans une approche qui interroge le modèle médiatique qu’incarne ces grandes firmes du numérique que sont le GAFAT.

1ES : Sans nécessairement exclure la dimension sociale des plateformes, en terme de pratique chez les jeunes, les différents modèles économiques (publicité, collecte des données personnelles,…) sont a étudier. Une approche comparée des modèles commerçant (Apple, Amazon) et publicitaire (Google, Facebook) est sans doute pertinente. Pour aller dans le détail, ce peut être l’occasion d’aborder l’AdWords et l’AdSense (Google), ou le « jardin fermé » que constitue le modèle des App Store.

1S : L’accent peut notamment être mis sur les dimensions technique et numérique des dispositifs. L’exemple du PageRank de Google, plutôt méconnu des élèves, peut être un objet d’étude classique qui peut être abordé en comparaison du EdgeRank de Facebook. Au-delà, les questions de l’interopérabilité ou de la collecte des données, dans leur dimension technique, peuvent être abordées.

1L : Il me semble judicieux que les élèves puissent travailler sur les différents dispositifs de lecture (et d’annotation) et leur transformation, dans une approche qui peut être comparée. Sur ce point, un lien doit pouvoir être fait avec la dimension esthétique (design chez Apple par exemple). Dans un autre registre, il peut être intéressant de faire travailler les élèves sur la part suggestive de ces dispositifs, qui peut constituer, dans certains cas, une forme de « confiscation de soi ». Ce peut être par exemple le cas des moteurs de complétion (Google), de l’EdgeRank (Facebook) qui privilégie certains contenus (vidéo, images) ou encore des suggestions d’achat (Amazon).

STM: Il peut être pertinent d’aborder les firmes du GAFAT sous l’angle du droit, qu’il s’agisse d’aborder les CGU, la diversité des droits nationaux ou encore les droits associés à la propriété intellectuelle. Le cas de la publication sur Facebook, notamment d’images ou de vidéos, se prête particulièrement bien à cette séquence.

Matériels :

La réalisation de cette séquence suppose l’existence ou la création d’un site web (web pédagogique,…) où publier les travaux des élèves. Publication pour laquelle il faut une autorisation parentale.

Sources :

– Stiegler, Bernard. Prendre soin (T1). De la jeunesse et des générations, Flammarion, La bibliothèque des savoirs, 2008

– Jehel, Sophie. Quelle place pour le M dans l’EMI ? Mediadoc, décembre 2013, n°11, p. 37-40

-Frau-Meigs, Divina. Médias-matrices [en ligne]. 2012, [consulté le 20 mars 2014]. Hollyweb et la navette écran (1ère partie). http://mediasmatrices.wordpress.com/2012/07/23/hollyweb-et-lecran-navette-1ere-partie/

-Frau-Meigs, Divina. Médias-matrices [en ligne]. 2012, [consulté le 20 mars 2014]. Hollyweb et la navette écran (2e partie). http://mediasmatrices.wordpress.com/2012/07/23/308/

– CSEM, 2013, [consulté le 20 mars 2014]. Les compétences en éducation aux médias. http://www.educationauxmedias.eu/outils/brochures/csem/les_competences_en_education_aux_medias_cadre_general

[MàJ : 02 mai 2014] Les étudiants du cours de culture numérique de Hervé Le Crosnier ont produit une synthèse sur les GAFA. A consulter, de même que les autres synthèses]

« Didactiser » la notion de Média : contextes

Dans le prolongement des articles que j’ai écrit l’année scolaire dernière sur la lecture et l’écriture numérique, je souhaite m’arrêter sur la notion de « média(s) » dont j’observe que les mutations, dans le contexte médiatique du web, complexifie son enseignement auprès des élèves. Cela me semble d’autant plus vrai qu’un flou subsiste sur l’acception du terme « médias », traditionnellement associée à la presse, du moins dans l’approche qu’en fait le Clemi dont il ne s’agit pas ici de faire la critique. J’y vois plutôt un nouvel âge qui ne doit surtout pas être une rupture, mais faire l’objet d’un (re)questionnement, ce que ne manque pas de faire le Clemi, à l’occasion de son trentième anniversaire.

La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République impose d’ailleurs que dorénavant « au collège, l’éducation aux médias, notamment numérique, initie les élèves à l’usage raisonné des différents types de médias et les sensibilise aux enjeux sociétaux et de connaissance qui sont liés à cet usage. » Le législateur reprend en cela les préconisations de l’UNESCO dont on consultera avec intérêt « L’Education au médias et à l’information : Programme de formation pour les enseignants » (2012). Ce document me semble d’autant plus souhaitable à lire par les professeurs documentalistes qu’en matière d’EMI, dans le référentiel de compétences professionnelles, un rôle spécifique leur est reconnu pour dispenser un enseignement et servir l’acquisition de savoirs par les élèves.

J’attire par ailleurs votre attention sur la publication récente des « Compétences en éducation aux médias : un enjeu éducatif majeur« , manifestement inspirée de la matrice conceptuelle en littératie médiatique de Thierry De Smedt et Pierre Fastrez, d’ailleurs membres du groupe de travail qui a œuvré à la réalisation de ce document. L’on y trouve une définition de ce qu’est un « média », à savoir « un objet [qui] doit disposer d’une couche symbolique, lui permettant d’évoquer un concept […] par l’intermédiaire de codes […] partagés au moins partiellement avec autrui [et] il doit être constitué d’une couche technique, d’un matériau plus ou moins complexe, configuré de telle sorte qu’il porte la couche symbolique […] là où le média doit parvenir« . Il me semble que cette définition est intéressante en ce qu’elle permet d’éviter toute confusion avec les « médias », qui sont en fait le « média source », envisagés trop exclusivement sous l’angle de la presse et de l’information journalistique. On y retrouve en tout cas les caractéristiques du « document » (information et support) auxquelles viennent s’ajouter, pour le média, les principes de création (ou expression) et de transmission intentionnelle (ou communication).

Pour avancer plus avant dans la délimitation du cadre théorique dans lequel j’entends situer la série de billets à venir, je souhaite mettre l’accent sur l’approche non anxiogène dans ce travail du CSEM. Il était plus qu’urgent de sortir des antiennes du « risque » et des « dangers » d’internet. Il me semble que la crédibilité du discours enseignant peut souffrir de ce genre de propos, en rupture avec la culture médiatique des élèves. Je trouve par ailleurs particulièrement opératoire la double entrée qui distingue les médias en tant qu’objet informationnel (forme et signification), technique (processus de production et fonctionnement) et social (communication) d’une part, et les tâches de la littératie médiatique : lecture, écriture, navigation et organisation.

En revanche, j’émets une réserve, toute relative puisque ce n’est pas l’objet de cette matrice, sur ce que recouvre l’entrée dans les savoirs par les compétences. Manifestement, celle-ci inclut des savoirs déclaratifs, ce qui est une bonne chose, mais sans toutefois aller dans le détail. Il y a quelque chose de frustrant derrière la formulation « le lecteur compétent« , « l’auteur compétent« , « le navigateur compétent » et « l’organisateur compétent […] est capable de« . La tâche est de toute évidence considérable, mais un travail de didactisation reste à accomplir pour déterminer les contenus. Sur ce point, je renvoie le lecteur au « Dictionnaire des savoirs info-documentaires » ou au Wiki InfoDoc qui sont à même d’apporter des éléments de réponse pour qui souhaiterait formaliser une séquence ou une séance pédagogique.

Pour ma part, j’entends m’appuyer sur la matrice conceptuelle de la littératie médiatique afin de vous proposer des séquences ou pistes de réflexion qui participent de la mise en œuvre de l’éducation aux médias et à l’information (en attendant mieux qu’une « éducation à »). Je vous proposerai donc, sous réserve d’une modification de ce plan, car j’ai déjà abordé en partie certains de ces points, quatre articles qui aborderont la lecture, l’écriture, la navigation et l’organisation selon les trois axes informationnel, technique et social. Je pense, par ailleurs, consacrer un billet aux médias, cette fois sous l’angle de la presse et de l’information journalistique.

Dont acte .

Focus sur « ID Base »

Pour reprendre les termes de son auteur, Pascal Duplessis, le « projet ID Base est né de la volonté de contribuer à la didactique de l’information-documentation en mettant en lumière un axe peu sollicité, celui des séquences pédagogiques expérimentées sur le terrain par les professeurs documentalistes ». Avec 40 notices après 3 semaines d’existence, cette démarche prometteuse donne une lisibilité et des perspectives intéressantes pour qui s’interroge sur ce qui se pratique dans les centres de documentation et d’information (CDI) ou, plus simplement, est en quête de matériau pédagogique pour structurer son propre enseignement.

L’interface, très intuitive, fait le lien entre les notions qui sont abordées, le niveaux des élèves et les méthodes pédagogiques suivies, que le professeur documentaliste enseigne seul ou en interdisciplinarité. L’entrée par les « progressions » est particulièrement intéressante. Elle devrait permettre, à terme, de proposer des pistes de séance par niveau, selon la ou les notions info-documentaires qui sont visées. En l’état, c’est par ailleurs une « photographie indicative » qui donne un aperçu des notions qui sont abordées dans la durée (citation, droit d’auteur, évaluation de l’information,…) quand d’autres semblent davantage « orphelines ». Mais il ne s’agit là que d’un premier récolement qui ne demande qu’à être complété.

Outre le travail de collecte des séances, ID Base apporte une plus-value avec la fiche d’analyse qui peut constituer un cadre réflexif et de pratiques commun aux professeurs documentalistes. Cela semble en tout cas pertinent pour la partie plus descriptive de la situation didactique qui se réfère au modèle du triangle didactique (savoir-enseignement-apprentissage). Il est aussi intéressant de s’arrêter sur la matrice des objectifs d’apprentissage qui propose une distinction entre les « savoirs pratiques » (efficacité), les « savoirs théoriques » (intelligibilité) et les « savoirs éthiques » (responsabilité). En cela, ID Base s’adresse aux professeurs documentalistes avec pour projet d’ « alimenter leur réflexion pédagogique et didactique et [de] construire une culture enseignante commune ».

A cet égard, afin d’étoffer ID Base, il est possible d’adresser à Pascal Duplessis (adresse mail en bas de page d’ID Base) des séances qui répondent aux critères exposés dans l’ « A propos ». Je précise, pour terminer, que Cactus acide peut effectivement être un espace de publication pour la mise en ligne de ces séances.

La fiabilité de l’encyclopédie « Wikipédia », un modèle pour initier à l’écriture collaborative ?

Rien de nouveau, je le confesse, par rapport à ces deux séances publiées, ici et , sur Cactus acide,… si ce n’est une mise en situation des élèves qui tient du jeu de rôle dans la manière d’appréhender la célèbre encyclopédie en ligne. Il s’agit, en l’occurrence, de mettre les élèves en situation, qu’ils interviennent en tant qu’humains ou de bots, avec des fonctions spécifiques.

Je tiens cette idée de deux expérimentations, la première qui s’avéra être un échec cuisant, si l’on entend par là 6 six mois d’interdiction de contribuer parce que des élèves, dans leur empressement à vouloir bien faire auraient paraît-il « vandalisés » l’article « Les champs d’honneurs » qu’ils s’employaient pourtant à corriger. A leur décharge, la méconnaissance de l’interface fut manifestement à l’origine d’un malentendu qui, une fois expliquée la démarche pédagogique qui était la nôtre (je rejette l’intégralité de la responsabilité sur la collègue professeure de Lettres avec qui j’ai conduit cette activité…) et son échec patent, nous valut finalement la bienveillance de notre censeur l’administrateur qui, après tout, ne faisait là que veiller au bon fonctionnement de l’encyclopédie. La seconde expérimentation, sur la navigation hypertextuelle, qui fut elle plutôt une réussite (dont je vous laisse juges) est à l’origine de l’utilisation d’un pad pour les productions collectives de contenu.

Je propose cette séquence « L’encyclopédie Wikipédia est-elle fiable? » aux élèves de seconde, en début d’année, dans le cadre de l’AP. Mais je suppose qu’elle pourrait être envisagée avec des élèves de troisième. C’est, il me semble, un moment opportun pour évoquer le recours à « Wikipédia » en travaillant les notions info-documentaires de crédibilité et de fiabilité de l’information. Permettre aux élèves, selon le principe du jeu de rôle, d’intervenir selon qu’ils ont un rôle de contributeur, d’arbitre ou de bot, est sans doute un bon moyen de rendre concrète la manière dont les articles de l’encyclopédie sont construits. Du moins, cela rationalise les différents modes d’intervention, selon qu’un humain ou un robot apporte des modifications. C’est sortir d’une représentation « magique » de l’outil qui altère la capacité de jugement des élèves lorsqu’il s’agit d’évaluer une source.

C’est, par ailleurs, un préalable nécessaire à une utilisation plus régulière de plateformes d’écriture collaborative. Par « nécessaire », je vaux dire donner aux élèves le temps d’une première approche, qui doit les conduire à une utilisation plus rigoureuse de l’outil, notamment du tchat. C’est, à mon avis, un prérequis essentiel à l’heure où émerge le concept de « biens communs de la connaissance ».

Lecture-écriture numérique. Synthèse

Je viens clore la quinzaine d’articles que j’ai écrite sur le thème de la lecture-écriture numérique (ici, ici et ) par un schéma dont j’espère qu’il est lisible alors que le sujet est d’une véritable complexité. Je vous dois à cet effet quelques explications sur une représentation graphique forcément discutable. Je l’ai imaginée comme un « réseau conceptuel » (Britt-Mari Barth) dont la lecture se fait à deux niveaux. L’un horizontal, non hiérarchique, caractérisé, dans l’accomplissement d’une tâche, par les va-et-vient et les interrelations entre des éléments de contexte (en bleu) et des cultures (en vert clair). L’autre vertical, hiérarchique, qui propose une distinction entre des notions organisatrices (en orange) et des notions essentielles (en jaune).

 

 Afin de gagner en simplicité je me suis employé à décomposer ce qui se veut être, dans mon esprit, un modèle opérationnel. En particulier pour la partie haute du schéma qui traduit l’idée d’un cheminement dans l’activité menée par l’élève. Celui-ci est matérialisé par les éléments de « contexte » selon l’intention originale et le dispositif technique (cadre de la lecture-écriture numérique). Mais aussi par les cultures informationnelle, générale et-ou professionnelle qui influencent les stratégies cognitives mises en œuvre par les élèves. Par culture générale et-ou professionnelle je pense au type d’établissement (collège, LGT, LP, LDM) qui peut influer sur le type d’activité proposé aux élèves.

Dans ce travail de simplification, j’ai par ailleurs cherché à matérialiser des liens directs entre les éléments de contexte et de culture avec les notions organisatrices. Pour ce faire, j’ai mis en avant ce qui me semblait être la relation la plus forte. Par exemple, la « navigation hypertexte » peut procéder d’une « intention », mais celle-ci découle des connaissances (générales, professionnelles) que nous avons d’un sujet. Cependant, je ne suppose pas que cette répartition ait une quelconque valeur définitive. Dans la même logique, j’ai privilégié les correspondances uniques des notions organisatrices avec les notions essentielles. De plus, j’ai fait le choix de ne pas multiplier les occurrences pour une même notion essentielle. Il me semble néanmoins que, selon l’approche et le type d’activité, des corrélations existent. L’interrelation forte entre écriture et lecture numérique est en la matière particulièrement féconde.

Je précise, avant de conclure, que ce corpus de notions organisatrices et de notions essentielles est extrait des articles que j’ai rédigés sur le sujet. Or, si je souhaite que ce corpus soit exhaustif, il se peut qu’il soit à compléter.  Quant aux notions « information » et « validation de l’information » dont vous aurez observé qu’elles sont peu développées, je vous renvoie vers cet autre schéma conceptuel où ce à quoi elles se réfèrent est détaillé.

Pour terminer, j’aimerais insister sur les interrelations entre les éléments de contexte, de culture et les notions qui se rapportent à la lecture-écriture numérique. Il me semble que les activités qui pourraient être construites à partir de cet objet, gagneraient à l’être selon une approche analogue aux « milieux associés » imaginés par Gilbert Simondon. Ce serait là se porter sur le terrain fertile d’une complémentarité entre savoirs procéduraux et savoirs déclaratifs. La translittératie, construction intellectuelle émergente, pourrait s’y prêter…

[MàJ 23.10.2013] Un grand merci à Noël Uguen qui m’a fait prendre conscience que la notion organisatrice de « document » n’apparaissait qu’en creux dans le schéma conceptuel. Il m’a semblé pertinent, au regard de la double lecture horizontale et verticale de cette représentation conceptuelle, d’inscrire cette notion dans une dynamique fondée sur la création et la diffusion.

Focus sur la « Profdocosphère »

J’ai décidé de consacrer l’article de rentrée de Cactus acide à la Profdocosphère dont je découvre avec intérêt que 30 sites y sont aujourd’hui référencés, ce qui n’est pas rien. D’autant que j’ai en mémoire un échange avec Richard Peirano, il y a à peu près deux ans, qui s’étonnait du faible nombre de professeurs documentalistes qui publiaient sur la blogosphère. Ce en quoi il avait raison. Il semble bien que la situation ait évoluée dans le bon sens et si les raisons de ce changement de tendance restent à déterminer, l’initiative de Claire Cassaigne, à l’origine de cette plateforme, est à souligner.

Je ne sais ce qui est à l’origine du nom « Profdocosphère », mot qui doit manifestement constituer un défi pour le référencement… mais est une vraie invitation à la sérendipité. Cette approche est d’ailleurs soulignée sur la page d’accueil du site. La répartition par mots clés a par ailleurs attirée mon attention. Non que je veuille tirer des conclusions trop hâtives sur ce qui n’est qu’une approche professionnelle parmi d’autres, celle des professeurs documentalistes qui publient sur la blogosphère. Je note tout de même que sur ces 30 sites, 22 prennent pour thématique la « pédagogie », ce qui qualifie, manifestement, la représentation qu’a notre profession d’elle-même. A noter que je n’entends pas, par cette réflexion, exclure la gestion (4 occurrences), autre volet important de notre mission, qui se prête sans doute moins à cette forme de publication. Je ne voudrais pas non plus surinterpréter le nombre d’occurrences pour la « Réflexion » (13, soit un peu moins de la moitié), qui pourrait laisser supposer une approche des professeurs documentalistes qui soit davantage centrée sur la description de leurs pratiques plutôt que sur des formes d’analyse. L’une, d’ailleurs, n’exclut pas l’autre.

Quels que soient les contenus de ces sites ou de ces blogs, cette profdocosphère, désormais étoffée, est donc à saluer, en espérant qu’elle continue à se développer. J’observe sur ce point qu’un nouveau site est « en attente » de validation. Peut être le tien, Richard…

Ecriture numérique et publication (5) : construire du sens

A l’heure de conclure cette série d’articles sur l’écriture numérique et la publication, je renvoie le lecteur vers le Projet PRECIP dont les travaux ont donné lieu, il y a un an, à un séminaire sur le thème « Enseigner l’écriture numérique ?« . L’approche pluridisciplinaire me semble particulièrement féconde sur cette thématique . La qualité des interventions apportent par ailleurs des éléments de compréhension à cette carte heuristique (merci Angèle) qui décline l’écriture numérique en une hiérarchie fondée sur les tropismes (« tendances inhérentes aux propriétés fondamentales du numérique »), les principes (« potentiels techniques ouverts pour les applications d’écriture ») et les fonctions (« modalités effectives d’écriture rendues disponibles par les applications »).

En toute humilité, avec pour ambition de dégager des possibles pédagogiques qui prennent pour objectifs des notions info-documentaires abordées lors d’une progression adaptée au secondaire, je vous soumets ce schéma conceptuel élaboré suite aux trois articles que j’ai publié sur le design de soi, l’éditorialisation de soi et l’écriture de soi(s). Je le souhaite complet tout en considérant l’éventualité de compléments dont je vous invite à me préciser la nature. Il est vrai que ce schéma, forme de « texte », est le résultat de mes lectures dont je redoute les lacunes, en espérant qu’elle ne soient pas fondamentales.

Il me restera à vous proposer, à venir, un dernier travail de schématisation qui reprenne celui-ci ainsi que les deux autres réalisés sur le document numérique et sur la lecture numérique. J’espère pouvoir en déduire, si ce n’est des concepts intégrateurs, du moins des concepts nodaux qui me permettent d’organiser mon enseignement.