Circulaire de missions des professeurs documentalistes. Une simplification épistémologique préjudiciable

A lire le compte rendu de certains syndicats, la question épineuse de l’inclusion de la formation dans la politique documentaire ne semble pas avoir connu de modification lors de la réunion du GT le 26 janvier 2017. C’est d’autant plus problématique que ces organisations syndicales ne semblent pas s’en inquiéter quand, par ailleurs, cette réunion est annoncée comme étant la dernière avant la publication de la circulaire, attendue dans le courant du mois. Le SNES n’évoque pas ce point dans ce qui est présenté, certes, comme un pré compte-rendu, dont on peut espérer qu’un texte plus complet, à venir, aille plus loin. L’UNSA mentionne la politique documentaire pour dire qu’elle oriente les enjeux à l’échelle de l’EPLE en ce qui concerne notamment la formation des élèves en matière d’EMI ou d’info-documentation [sans] remettre en cause la liberté pédagogique du professeur documentaliste.

Nous lisons dans cette formulation une assimilation de l’EMI et de l’information documentation qui, d’un point de vue épistémologique, est en réalité difficilement compatible. Ce biais est aussi présent dans le texte de la circulaire où l’emploi de l’EMI, de l’information documentation, de la culture de l’information et des médias, de la culture et de la maîtrise de l’information ou encore de la culture informationnelle est fait de manière indifférenciée. Pourtant, ces différents « énoncés » ne recouvrent ni les mêmes savoirs, ni les mêmes approches, les conséquences de ces distinctions étant particulièrement lourdes rapportées à la politique documentaire.

Rappelons ici que la politique documentaire est un concept issu du monde des bibliothèques où la formation est d’essence méthodologique, limitée à une approche procédurale qui doit permettre aux usagers d’utiliser les outils mis à leur disposition. On va plus loin avec l’EMI dont l’approche transversale ne saurait être limitée à des compétences méthodologiques dès lors que l’on prétend assurer à chaque élève une connaissance critique de l’environnement informationnel et documentaire du XXIe siècle; une maitrise progressive de sa démarche d’information, de documentation; un accès à un usage sûr, légal et éthique des possibilités de publication et de diffusion. Quand bien même le référentiel EMI des programmes du cycle 4 vise des compétences, que d’aucun estimerait pouvoir limiter à l’utilisation d’outils, il est bien précisé que ces compétences doivent être réinvesties d’une année à l’autre selon les projets. Cette précision, que l’on retrouve dans le texte de la circulaire lorsqu’il est fait mention d’une progression des apprentissages de la classe de sixième à la classe de terminale, est importante dans la mesure où l’acquisition de compétences sous-tend l’acquisition de savoirs par les élèves, selon leur niveau. De fait, le transfert de contenus dits « substitutifs » dans la résolution d’un projet suppose de pouvoir convoquer des contenus dits « cumulatifs » selon la progressivité des apprentissages. Cette complémentarité dans l’association de la transférabilité à la progressivité est loin, très loin, d’une formation qui serait limitée à de la méthodologie. Si elle postule des connaissances procédurales, elle suppose aussi des connaissances déclaratives, métacognitives, stratégiques et des attitudes qui soient référées à la situation d’apprentissage pour laquelle sont convoqués des savoirs opératoires qui englobent des notions, info-documentaires pour le professeur documentaliste.

C’est a fortiori d’autant plus vrai avec l’information-documentation dont l’épistémologie renvoie aux Sciences de l’information et de la communication (SIC), à partir desquelles a été initiée une didactique (de l’information-documentation) qui, pour concerner les savoir-faire, intéresse aussi les dimensions assertoriques et apodictiques du savoir. Notons que le texte de la circulaire convoque cette référence aux SIC dans l’axe 1 qui concerne l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias. Il y a là une cohérence qui fait défaut dans l’axe 2 lorsqu’il est précisé de la politique documentaire qu’elle a pour objectif principal la réflexion et la mise en œuvre de la formation des élèves à la culture informationnelle. Il est profondément déconcertant de réduire la culture informationnelle au cadre de la politique documentaire, dont la formation, rappelons-le, est limitée à de la méthodologie. Pour reprendre la définition de la culture informationnelle de Yolande Maury, on retiendra au contraire toute la complexité de ce concept aux nuances importantes selon des acceptions de l’information, tantôt englobantes, organisatrices de ses différentes dimensions, tantôt opératoires, génératrices de lien, ces différentes approches ne s’excluant pas l’une de l’autre.

Le cadre de l’École n’est pas le cadre des bibliothèques, les finalités et le rapport aux savoirs étant différents. En incluant la formation dans la politique documentaire, on se donne pour cadre une aporie, ce que l’on ne peut défendre pour les élèves. Il est urgent pour les syndicats de se saisir et de défendre cette dimension épistémologique, présente dans le texte de la circulaire, mais réduite à une approche méthodologique simplificatrice quand, précisément, ce sont la complexification des dispositifs informationnels, médiatiques et numériques qui justifient la réécriture de la circulaire de missions des professeurs documentalistes.

Circulaire de missions des professeurs documentalistes. A l’heure du choix entre tension et équilibre

En prévision du groupe technique qui se tiendra demain, mercredi 26 janvier, le SNES a rendu public le troisième projet de circulaire de missions des professeurs documentalistes afin, notamment, de recueillir les avis des professionnels sur ce texte. Il est manifeste que celui-ci a évolué, ce qui ne manquera pas de rassurer la profession sur l’attention qui est portée à ses réactions. Pour autant, ce n’est pas systématique et l’on retrouve des mentions qui ont pu faire l’objet d’une critique argumentée. Nous nous proposons donc de revenir sur ces éléments résiduels, en complément de ce qui a déjà pu être écrit, ici et , tout en précisant, pour commencer, que cette nouvelle version du texte propose des avancées intéressantes.

La hiérarchisation du texte selon les énoncés du référentiel de compétences de 2013 nous semble cohérent dans la mesure où elle restaure une continuité entre les deux textes. Le rappel de la qualification enseignante des professeurs documentalistes est là notable, d’autant plus qu’elle est explicitement référée aux Sciences de l’information et de la communication, ce qui conforte les travaux engagés dans le champ didactique. Tout aussi essentiel il est précisé que  son [le professeur documentaliste] enseignement s’inscrit dans une progression des apprentissages, de la classe de sixième à la classe de terminale, dans la voie générale, technologique et professionnelle. Un enseignement qui, selon les termes du préambule, est partagé entre la formation des élèves à l’information-documentation et une contribution à leur formation en matière d’éducation aux médias et à l’information (EMI). Nous trouvons dans la convocation de ces références une introduction du fondement épistémologique de notre profession. Cette inscription dans le texte de la circulaire est un ajout attendu qui vient régulariser l’existant mis en œuvre depuis désormais de longues années. Il rend aussi plus patent la tension avec la politique documentaire, telle qu’elle est définie dans ce projet de circulaire.

Les heures d’enseignement sont effectuées dans le respect nécessaire du bon fonctionnement du CDI. Cette phrase jette l’effroi au fracas d’un édifice qui s’écroule. Qu’est-ce à dire si ce n’est que l’enseignement, au CDI, est hors de la norme et qu’il ne saurait être pensé comme un espace didactisé, sur lequel le professeur documentaliste s’appuie pour concevoir et mettre en œuvre son enseignement. La phrase est pour le moins maladroite… Elle prend une tournure amère dès lors que la politique documentaire, validée par le conseil d’administration […] a pour objectif principal la réflexion et la mise en œuvre de la formation des élèves à la culture informationnelle. C’est confier là l’enseignement du professeur documentaliste à la fortune de contextes locaux, favorables ou non, selon un jeu de négociations permanent, tant avec la direction qu’avec les autres enseignants, où ce personnel aura, in fine, peu d’arguments à faire valoir. Ne peut-on espérer mieux pour l’égalité des chances, principe dont on peut espérer que nos élèves bénéficient…

Rien ne justifie que la formation soit incluse dans la politique documentaire. Si ce concept vient du monde des bibliothèques il n’est pas transposable aux CDI, dont les objectifs diffèrent. Une bibliothèque ou une médiathèque n’ont pas pour vocation première de former les usagers à l’information-documentation ou à contribuer à leur formation à l’EMI. Cette formation ne concerne que la méthodologie de recherche, dans une approche strictement procédurale. Pour quelles raisons, alors, chercher à l’imposer aux CDI ? Pour reprendre le référentiel de 2013, la formation apparait dans la compétence D2, relative à la politique documentaire : Maîtriser les connaissances et les compétences bibliothéconomiques : gestion d’une organisation documentaire et d’un système d’information, fonctionnement de bibliothèques publiques ou centres de documentation, politique d’acquisition, veille stratégique, accueil et accompagnement des publics, animation et formation, politique de lecture, évaluation. Outre le fait que la formation ne constitue certainement pas un objectif principal par son classement dans cette liste de connaissances et de compétences, on notera que ce qui ressort de la formation est d’abord présent dans la compétence D1 du référentiel. On notera, par ailleurs, que la lecture, intégré à la politique documentaire dans la version précédente du texte à été reportée dans l’axe 3 du projet de circulaire, consacré à l’ouverture culturelle. On peut donc espérer que la formation concerne strictement l’axe 1, qui porte sur l’enseignement. Le texte y gagnerait en clarté et en cohérence.

Un flou demeure, donc, sur l’orientation que prendra ce texte. Celui-ci est assez bien figuré dans le préambule du texte où il est dit du professeur documentaliste qu’il partage, selon le référentiel de 2013, les missions communes à tous les professeurs et personnels d’éducation, de même qu’il a des missions spécifiques. Cette lecture peut postuler implicitement que cela englobe les compétences des professeurs, tel que cela apparait dans le référentiel : Outre les compétences qu’ils partagent avec l’ensemble des professeurs, telles qu’elles sont énoncées ci-dessus, ils maîtrisent les compétences spécifiques ci-après. Mais on sait aussi que cela peut ne pas être le cas, les différences entre les fiches 11 et 12 des modalités d’évaluation et de titularisation des enseignants stagiaires de l’enseignement public pouvant être sujettes à caution.

Nous pouvons espérer qu’un équilibre soit respecté dans l’articulation des différentes facettes de nos missions. C’est déjà en partie le cas avec cette nouvelle version, la politique de lecture ne participant plus de l’axe ressources, en restant hélas dépendante de la politique documentaire. Reste désormais à aller plus loin en faisant en sorte que ce ne soit pas davantage le cas pour le volet enseignant, en vue de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias. A cette fin, la politique documentaire ne saurait être la clé de voûte de la circulaire, nul architecte ne prétendant faire reposer une construction sur une répartition dysharmonique et instable des éléments qui la structurent.

Cultures numériques, en attendant le printemps… de la convergence

 Au terme des deux jours de conférence qui se sont déroulées à l’Ifé sur le thème «Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information », je souhaite en proposer ici une synthèse qui, si elle ne prétend pas à l’exhaustivité, est un retour sur les lignes directrices que j’ai perçues lors des débats. Je précise par ailleurs ne pas avoir assisté aux allocutions des grands témoins, ainsi qu’au discours de clôture, pour des impératifs de transport.

 

Je retiens un discours d’adhésion sur les mutations engendrées par le numérique qui induit sa prise en compte par et dans l’école. En revanche, si le terme de « mutations » se veut chez moi l’expression d’une approche nuancée, des divergences existent chez les intervenants ;qu’ils conçoivent le numérique comme une évolution ou une révolution. Cette distinction est d’autant moins anodine qu’elle peut concrétiser des vues divergentes sur l’implication du monde éducatif dans le traitement de cette question numérique. Je note aussi que le concept de « digital natives » est en net recul bien qu’il ait été convoqué à deux reprises : par Luisa Marquardt, qui s’appuie sur ce concept dans une construction intellectuelle qui la conduit aux « common knowledge » (Kuhlthau), dont Mireille Lamouroux nous précisera qu’il faut y voir le modèle des 3C ; et par Michel Pérez qui, par ailleurs, suppose que les réseaux sociaux n’ont pas de structure hiérarchique dans la relation entre pairs que peuvent y avoir les élèves. Propos que l’on me permettra de trouver discutable ou qui, du moins, mérite une étude approfondie (je pense ici à la psychologie cognitive).

Il semble qu’un fossé, que d’aucuns pourraient appeler un hiatus, se creuse entre la recherche et l’institution lorsqu’il s’agit de traiter la question numérique. Mais il est vrai que les enjeux, et les impératifs qui en découlent, ne procèdent pas des mêmes logiques. Aussi, si les enseignants-chercheurs se réfèrent à de nouveaux objets émanant du numérique, ainsi qu’aux nouvelles conditions d’apprentissage que cet environnement peut supposer, la parole institutionnelle semble répondre à d’autres motifs. Ce qui est peu dire quand les uns réfutent la création d’une nouvelle discipline (enseignement de l’informatique ?) sous prétexte qu’elle occasionnerait la gestion d’un dossier supplémentaire (que l’on m’excuse si je manque d’humour !) ; et les autres en ouverture à la conférence assènent qu’il n’y a pas de savoirs informationnelles avant l’enseignement supérieur, rendant par la même caduque une partie des interventions avant même qu’elles aient eu lieu.

De fait l’hypothèse d’une construction qui pourrait inclure les professeurs documentalistes est exclue quand bien même, à plusieurs reprises, ils ont été expressément mentionnés comme réponse ou élément de réponse possible. Je tiens ici à nuancer mon propos tant il ne saurait être systématisé à l’ensemble des IGEN qui se sont exprimés lors des tables rondes. Sans doute le numérique peut devenir ici cet objet de convergence qui permetrait à chacun d’aborder notions et objectifs, à déterminés selon son champ épistémologique et didactique de référence. Il est plus que temps de rejeter cette querelle fictive d’une discipline que personne ne souhaite ni ne revendique. Les concepts de « pédagogie de projet », d’ « humanisme numérique » ou de « translittératie » ont été évoqués qui constituent autant d’entrées possibles sur lesquelles s’attarder. Il ne s’agit que de prendre le temps.

Pour terminer, un mot sur la recherche-action, plusieurs fois évoquée, tant par des enseignants-chercheurs que par des enseignants du secondaire, pour revenir sur ce dispositif qui me semble fécond pour avancer dans l’identification des contenus et dans nos pratiques d’enseignement. Du moins si l’on veut bien croire, contrairement à cette idée exprimée que « les professeurs ne feront plus cours demain, mais développeront des stratégies d’apprentissage » (sic), que le cours est précisément le contexte où ces stratégies d’apprentissage sont mises en œuvre selon les contenus et ojectifs pédagogiques visés.

 

 

Ecriture et lecture numérique : trait d’union

Alors que je termine une série d’articles sur la lecture numérique et avant que j’en entame prochainement une nouvelle sur l’écriture numérique et la publication, je souhaite prendre un moment sous forme de transition pour évoquer le web qui s’écrit et se donne à lire. J’ai participé, ce 10 janvier, à une journée de formation-action organisée par le CRL des Pays de la Loire sur le thème [lire+écrire] numérique. L’occasion de prendre de la distance par rapport à mes pratiques professionnelles quotidiennes pour y apporter de nouvelles perspectives.

Pour être un lecteur assidu d’Affordance.info, j’ai retrouvé dans l’intervention d’Olivier Ertzscheid des problématiques auxquelles je suis d’autant plus familiarisé qu’elles forment des enjeux qui, à mon sens, pourraient être abordées avec les élèves. En particulier, les questions d’indexation, de redocumentation de l’individu et des big data qui, placées sous l’angle des algorithmes prédictifs, sont à mettre en relation avec les notions d’identité et de présence numérique. Par ailleurs, tout aussi primordial, Olivier Ertzscheid envisage un changement de paradigme dans le rapport qu’entretiennent les jeunes avec le web, fondé sur une nouvelle relation aux modèles de la publication et du partage. Pour l’anecdote, mais ce témoignage ne saurait avoir l’exhaustivité d’une étude rigoureuse, mes élèves de lycée sont surpris de ne pas pouvoir reprendre en l’état ce qu’ils trouvent sur le web, puisqu’il leur semble normal de partager, eux-mêmes, ce qu’ils publient. Je vous invite par ailleurs à écouter la vidéo de Marguerite Duras, stupéfiante !

 

big-data_conew1 Licence Creative Commons photo credit : luckey_sun
big-data_conew1 Licence Creative Commons photo credit : luckey_sun 

 

J’ai découvert Laurent Neyssensas dont je ne connaissais pas les travaux. Son intervention, sous la forme d’un parcours de vie, était articulée selon ses projets artistiques et son questionnement sur la place des technologies dans notre quotidien. Cette approche, davantage poétique, a ouvert un champ que je n’avais jusqu’alors que peu envisagé : le web comme sujet-objet d’art. Il me semble qu’il pourrait y avoir là une base opportune pour développer des projets de séquences pédagogiques. Du moins, puisque le web est d’abord un média visuel, cet aspect doit pouvoir être abordé avec les élèves. Par ailleurs, Laurent Neyssensas, tout comme Olivier Ertzscheid, a un questionnement fécond sur la gestion des données, ce qui peut donner matière pour conjuguer approche artistique et enjeux socio-politiques dans la formalisation de projets interdisciplinaires.

 

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404 error Licence Creative Commons photo credit : konungas 

 

Dans le prolongement de cette première journée, une seconde va donner lieu à une copie partie à laquelle j’espère pouvoir assister. Assister à une intervention de Lionel Maurel est une écriture-lecture du web qui me semble valoir le déplacement. Dans le même ordre d’idée, il me semble pertinent de rappeler les débats en cours au sujet de la numérisation programmée d’une partie du fonds de la BNF. C’est là aussi une écriture-lecture du web sur laquelle, professeurs, nous nous devons d’être vigilants. D’abord parce que ces fonds numérisés peuvent constituer notre outil de travail, ce qui suppose de pouvoir y avoir accès. Mais aussi parce que plus largement, sous-jacente, peut se poser la question du modèle des ressources pédagogiques, ainsi que celui de la consultation et de la diffusion de documents dans un contexte pédagogique. Notons sur ce second point que l’élargissement du domaine de l’exception pédagogique constitue une bonne nouvelle. Il reste qu’au sujet de ce qui relève des accords sur la numérisation du fonds de la BNF le modèle d‘exclusivité concédée, en ce qu’il génère des « enclosures », doit être sur-veillé.

Le web se donne à lire donc, ce qui suppose, au delà de tout positionnement idéologique, que nous abordions avec les élèves les enjeux sociocognitifs et politiques qui en découlent. Il en va de leur capacité à prendre du recul par rapport aux technologies de l’information et de la communication et à écrire le web en citoyens avertis.

N’étions-nous que des primitifs du numérique ?

Je profite de l’accalmie médiatique sur « la refondation de l’école » pour me consacrer à une lecture du rapport qui en a été publié. Particulièrement au sujet du volet qui concerne le numérique. Il ne s’agit pas tant ici de s’intéresser à ce qui y est écrit, et qui a largement été commenté, mais plutôt de s’arrêter sur une antienne jusqu’à présent tenace qui n’apparait plus : les « dangers d’internet ». Tout au plus est-il question, une seule fois (p.50), « des risques », au sujet de la fracture numérique en terme d’équipement. Dans ce contexte, mon approche de la relation entre l’École et le numérique se veut moins critique qu’anthropologique, avec pour fil conducteur la cindynique…, approche originale s’il en est, mais pas tout à fait dénuée d’intérêt, je l’espère.

La relation au danger des sociétés réputées primitives fait de l’aléa, ou matérialisation du danger, un événement empreint de fatalité. C’est un temps qualifié par des archaïsmes[1] où religion et pratiques magiques font office de régulateurs. Du moins tant que ces sociétés ne développent pas une mémoire du risque et ne concrétisent pas de volonté d’agir pour se préserver du danger. Nous sommes là, sous réserve d’éviter les amalgames sur les termes « primitif » et « archaïsme », assez proches du concept de « société froide », « ahistorique », développé par Claude Lévi-Strauss [2], où la tradition a une empreinte forte. Or, pour iconoclaste que cela soit, je suppose pertinent de transposer ce modèle à la relation qu’entreti(e)nt l’École avec le numérique. Ce qui s’est traduit, jusqu’à peu, par une non implication, voire une forme d’externalisation des responsabilités. Le concept de « digital natives », pour exsangue qu’il soit désormais (parti pris), eut sans doute ici une fonction d’alibi. Admettons d’ailleurs que cela ait pu avoir une conséquence opportune en donnant à l’École le temps long de la réflexion (qui est le sien) afin de situer sa responsabilité dans ce nouveau système en construction. Il reste que cette période de latence, caractérisée par une résilience faible, au sens géographique du terme, face à un danger perçu, assimile l’École aux sociétés primitives dépeintes ci-dessus. Cette période semble aujourd’hui révolue. En tout cas, les propositions du rapport sur la refondation vont dans ce sens.

Ce dont on ne peut que se féliciter si l’on veut bien considérer de même la relation qu’entretiennent parfois nos élèves avec le numérique, le « web » ayant les caractéristiques d’un objet totem, emprunt de magie, sous les traits de la Pythie. Il semble bien que nous retrouvions ici les conditions entretenues par les sociétés primitives dans leur rapport au danger, par méconnaissance des causes rationnelles qui régissent leur environnement. C’est adopter là le mode de fonctionnement des « sociétés fermées », selon l’acception de Karl Popper qui les assimile à des sociétés magiques. Je ne remets pas ici en cause les savoir-faire des élèves et je prends pour vrai cette conclusion du rapport selon lequel « on voit bien pourtant tout le profit que l’institution scolaire pourrait tirer à s’appuyer sur les nouvelles pratiques des jeunes » (p.20).  Or je suppose fécond le dialogue intergénérationnel. Il me semble en revanche important de déconstruire, dans le temps, cette relation à l’objet numérique pour qu’ils atteignent la majorité, au sens où l’entendait Simondon [3], dans leur approche de cet écosystème. Souhaitons donc que la proposition d’inscription dans la loi de l’Éducation aux médias (EAM) et de l’Éducation à l’information (EAI) soit adoptée selon des termes ambitieux. Encore qu’il faille identifier avec précision les enjeux

…afin d’éviter quelques écueils, en particulier, pour revenir à la tentation d’externaliser la responsabilité, par le recours à des entreprises dont le discours parfois anxiogène joue sur notre système de rétention

…; ce qui suppose une réflexion primordiale sur les contenus, le récent colloque « Translittératies : enjeux de citoyenneté et de créativité » et celui à venir sur « Les métamorphoses numériques du livre et de la lecture III« , constituants manifestement des pistes à explorer. Je souhaite en tout cas pouvoir y consacrer, en toute modestie, quelques articles à venir, dans une approche où je m’efforcerai de proposer des séquences à aborder avec les élèves.

[1] A Giddens, Les conséquences de la modernité, L’Harmattan, Paris, 1994

[2] Claude Lévy-Strauss, Tristes tropiques, 1955

[3] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1969

[MàJ : 17.12.2013] Peut-être le sommes-nous encore…

Je découvre avec perplexité la création d’un permis internet à destination des élèves de CM2, dont la Gendarmerie nationale et Axa prévention sont à l’origine. Je ne crois pas qu’il faille s’étonner d’une entrée dans le web et les réseaux sociaux numériques qui se fasse par les risques. C’est là la raison d’être des assurances, ce qui justifie sans doute la présence des représentants de cette association loi 1901, qui reste tout de même affiliée à Axa, lors de la cérémonie de remise des permis. Nous avons à faire là, le secteur assurantiel, à des métiers d’argent et « prévention » ne veut pas dire philanthropie, ce qui donne sans doute un tout autre sens à la présence des parents.

Je ne pense pas non plus qu’il faille s’étonner de l’absence des représentants de l’École, du moins dans la liste communiquée sur la page web de Axa prévention consacrée à cette opération. La stratégie de ce groupe pourrait être assez clair dans sa volonté d’occuper un espace sur lequel l’École se fait attendre. La complémentarité entre Axa Prévention, pour le volet prévention, et Axa, pour le volet réparation, pourrait à terme fonctionner pleinement. De fait, ne pas mentionner les représentants de l’École marque un peu plus son absence de prise de responsabilité quand il s’agit justement de constituer une « chaîne unie pour accompagner les enfants dans un usage sûr et responsable d’Internet ».

En revanche, je dois admettre être déconcerté par le soutien que concède l’institution scolaire à cette démarche. Sans doute faut-il du temps à l’École pour qu’elle se donne les moyens de relever les enjeux posés par le « numérique ». La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République en a posé les premiers jalons dont les mises en œuvre concrètes sont attendues avec impatience. Considérer l’Internet et les réseaux sociaux numériques sous l’angle unique des dangers et des risques est une lecture partielle et partiale, insuffisante pour développer chez les élèves, dès leur plus jeune âge, des savoirs et des compétences qui, à terme, doivent leur permettre de porter une distanciation critique sur ce que sont ces objets. Sur ce point, les 12 propositions pour l’élaboration d’un curriculum info-documentaire du GRCDI, apportent des éléments de réponse on ne peut plus d’actualité.

Quelle ambition pour les professeurs documentalistes ?

Je me propose de développer dans cet article la conclusion d’un précédent billet en la croisant avec le projet  énoncé par la Fadben dans le Manifeste 2012. Il y est précisé, en introduction aux enjeux posés par le « contexte de l’information numérique », que « la com­pé­tence infor­ma­tion­nelle est […] pré­sentée par l’UNESCO comme indis­pen­sable aux hommes et aux femmes du XXIème siècle ». Principe que nous retrouvons dans les recommandations de l’IFLA sur la Maîtrise de l’information et des médias qui soutiennent, sans s’arrêter sur la délicate traduction d’Information literacy, une expertise dont les professionnels de l’éducation pourraient s’inspirer.

Penser la formation initiale et continue…

Et il faut bien reconnaitre là que de par leur formation les professeurs documentalistes sont à la jonction de ces deux domaines que sont l’information et l’éducation. Aussi me semble t-il évident que la formation initiale doit aller dans le sens d’une prise de responsabilité des professeurs documentalistes, en anticipant les curricula évoqués dans la troisième recommandation. Il s’agit bien là d' »intégrer l’enseignement de la maîtrise de l’information et des médias ». D’aucuns considèrent que cela n’est pas possible tant la technologie numérique évolue vite. Cet argument, si il doit être pris en compte, ne se justifie que si l’on appréhende ces technologies (plateformes, applications,…) sous l’angle procédural. Il est en revanche beaucoup moins pertinent si nous considérons un enseignement par les notions et les modèles, davantage pérennes, sous-tendus par ces technologies.

C’est à cette fin que devraient être davantage travaillés les échanges avec la recherche. Il me semble ici que les interrelations avec le « terrain » seraient bénéfiques entre réflexions et expérimentations. Il est à mon sens erroné de prétendre que seuls savent ceux qui « font ». Ou ce serait alors réduire l’acte à une dimension mécaniste qui ne doit être que celui de la machine. En outre, c’est se couper des approches qui ne sont pas les siennes pour n’échanger qu’avec ceux qui partagent vos propres valeurs. Mais je ne suppose pas qu’il s’agisse là de l’attitude commune, qui serait en contradiction avec la pratique de veille qui fonde en partie notre culture professionnelle. Dans une certaine mesure le champ épistémologique des SIC, déjà exploré, ne demande qu’à être approfondi et complété par des acquis en didactique. La recherche-action, avec la recherche appliquée, dans un contexte de « révolution numérique », peut constituer une approche pertinente fondée sur une démarche de recherche collaborative chercheur/praticien qui soit porteuse de sens sur nos propres pratiques (praxis), ou du moins nous conduise à porter un regard réflexif sur celles-ci de manière à les faire évoluer et, ce faisant, à nous trans-former.

Sans titre Creative Commons License photo credit : caalo10
Sans titre Creative Commons License photo credit : caalo10

…pour élaborer une matrice en information-documentation.

Est-ce à dire que les professeurs documentalistes doivent être les seul(e)s à intervenir auprès des élèves..? Il serait ici dommageable de commencer par s’imposer des limites. Selon les objectifs visés et les tâches envisagées, les combinaisons (séance dédiée, en interdisciplinarité,…) sont multiples, ce qui constitue un avantage. Il reste que, de par notre rattachement aux SIC et notre formation, nous sommes spécialistes dans les domaines de l’information et des médias. Aussi il serait extravagant de voir nos collègues de discipline intervenir seuls, ou en qualité de prescripteurs, auprès des élèves, quand ils se savent moins compétents que nous. Conscients de cela, ils tendent d’ailleurs à nous solliciter pour cette raison évidente. C’est là toute la différence entre dire que la culture de l’information est déjà enseignée dans les autres disciplines quand elle n’y est en réalité que présente dans les programmes.

Un équilibre reste à trouver qui aborde l’ensemble des enjeux posés par la culture de l’information. Le recours à un curriculum est à cet effet adapté dans la mesure où ce type de dispositif comporte une dimension culturelle et sociétale. Par ailleurs il prévient, de par son côté dynamique et progressif, de potentielles évolutions technologiques. Enfin il autorise une souplesse dans les méthodes et stratégies envisagées pour transmettre des connaissances fondées sur des notions, des capacités et des attitudes. Les 12 propositions du GRCDI apportent pour cela l’éventualité d’une réponse à l’ambition que nous pourrions avoir pour les professeurs documentalistes ; réponse qui est d’abord celle que nous devons à nos élèves.

Prendre le temps de la culture de l’information

Lectures froides…

Je me propose de prolonger ici la réflexion entamée dans ma précédente publication « les RSN, nouvel âge de la polis« . Et plus précisément de revenir sur le travail de Yves Lavoinne « Publicité des débats et espace public« . J’ai été frappé par ce que sous-tendent les deux modèles de publicité dites « matérielle » ou « imprimée, au cœur d’une controverse qui tient d’un projet politique au sujet du « rendu public » des débats des assemblées et tribunaux.

Par publicité matérielle il était entendu la possibilité donnée aux citoyens d’assister physiquement aux débats, dans le respect d’une « norme de passivité », sans que cette publicité fasse l’objet d’une publication imprimée. Seconde approche qui, au contraire, concède le temps de la réflexion outre le fait qu’elle donne au plus grand nombre la possibilité de prendre connaissance des délibérations. Il s’agit là, dans l’esprit des Lumières, des bienfaits de la lecture froide défendue par de Jaucourt dans l’article qu’il rédigea sur la « presse » pour l’Encyclopédie :

« Un homme dans son cabinet lit un livre ou une satire tout seul et très froidement. Il n’est pas à craindre qu’il contracte les passions et l’enthousiasme d’autrui, ni qu’il soit entraîné hors de lui par la véhémence d’une déclaration. Quand même il y prendrait une disposition à la révolte, il n’a jamais sous la main l’occasion de faire éclater ses sentiments »

…pour prises à chaud.

Que l’on compare désormais ce modèle aux « transferts de pouvoirs » opérés par Internet, « technologie subversive »… ou émancipatrice. Le réseau a suscité la création de nouveau mode d’organisation dont les membres « se gouvernent, se réunissent, apprennent, contribuent, créent, échangent, s’entraident sans l’aide des anciens médiateurs ». Et c’est là un progrès indéniable ne serait-ce que par le potentiel créatif dont il est porteur, ainsi que pour les sociabilités nouvelles qu’il véhicule.

Je ne sais, en revanche, si l’on peut d’emblée se féliciter de l’obsolescence des médias traditionnels, dépassés par le « chacun d’entre nous est devenu un média ». Si les réseaux sociaux numériques et les technologies qui les caractérisent nous ont munis des outils par lesquels témoigner à chaud d’un événement devient possible, il nous manque le temps de la « lecture froide » pour informer. Que l’on ait, par exemple, à l’esprit le Printemps arabe pour concevoir cette bivalence. Une photo ou une vidéo sont porteuses d’un message qui pour faire sens suppose une mise en contexte qui passe par une triple lecture dénotative, constatative et interprétative rendue possible par des connaissances sur les événements et sur le document lui-même. Or ce n’est pas là une démarche innée.

Le temps de l’école

Il me semble à cet égard important de rappeler le rôle que pourrait jouer l’école dont la formidable opportunité est de donner aux élèves le temps d’apprendre et, pour ce faire, le temps de l’erreur. Plutôt que d’invoquer systématiquement le hiatus entre un rythme rapide pour l’évolution des TIC et un rythme lent pour l’acquisition des apprentissages, il pourrait sans doute être pertinent de considérer le numérique en tant qu’un système fondé sur des paradigmes et des notions pérennes.

Or, la culture informationnelle englobe dans ses postulats les enjeux posés par la littératie numérique. L’approche conjuguée des éducations à l’information, aux médias et à l’informatique est une réponse à la constitution d’un « citoyen média » lettré, en mesure de réaliser, de réfléchir et de résister. A cette fin, dans le système éducatif français, les professeurs documentalistes, qui sont au cœur de cette translittératie, devraient en assumer l’enseignement.

Congrès de la Fadben : Perspectives…

Une semaine après la fin  du 9ème Congrès de la Fadben je me propose de vous faire partager mon sentiment sur ce qui en constitue, à mon sens, la grande réussite. Il ne s’agit pas d’en faire le compte rendu des interventions, ce qui a été fait ici, ici ou encore , mais plutôt de revenir sur l’esprit qui a animé les débats.

Au delà du programme qui réunissait ce qui doit se faire de mieux, nonobstant l’absence de chercheurs étrangers, pour aborder la problématique « Objets documentaires numériques : nouvel enseignement ? », les débats laissent augurer la naissance d’un lien réel entre la « recherche » et le « terrain ». Du moins l’appel à soutenir le Manifeste 2012 est-il relayé et signé par tous.

Pillar Perspective. Benjamin Asmussen

C’est de toute évidence là un nouvel élément prometteur dont il faut s’emparer pour entretenir un dialogue jusqu’alors parfois incertain mais toujours constructif. Il en va de notre aptitude à faire évoluer nos pratiques et à revendiquer des moyens pour cela.

A cette fin, Cactus acide va s’attacher à publier des séquences et des documents de travail qui entretiennent ces échanges. Ce qui fut du reste une première fois le cas avec cette carte conceptuelle largement inspirée, entre autres, des travaux d’Alexandre Serres, Olivier Ertzscheid, Olivier Le Deuff et Dominique Cardon.

L’objectif est ici de transposer des concepts issus de la recherche pour en extraire des contenus info-documentaires qui puissent être abordés en classe avec les élèves selon des scénarii pédagogiques à suivre en l’état ou à réinventer en fonction du cadre pratique de la séance.

C’est reprendre en somme les exhortations de Divina Frau-Meig, grand témoin du congrès, lorsqu’elle nous invite à une recherche-action dont la construction des savoirs scolaires est fondée sur la convergence des littératies médiatique, informatique et informationnelle.

Les enjeux sont de taille, à nous de nous en emparer !

 

« Vous allez encore nous dire que c’est dangereux ! »

Voilà plusieurs semaines que j’ai entamé avec des élèves de 2nd une séquence « Publier sur le web« . J’avais pensé attendre davantage avant de vous faire part de ce que j’avais pu observer, à ce jour seules deux vagues de 16 et 19 élèves ont effectué ce travail, mais une récente discussion sur la liste de diffusion E-doc me pousse à ce premier bilan qui en appellera un second à la conclusion de cette séquence.

D’un fil initial consacré à une séquence sur « Les risques liés aux usages d’Internet » celui-ci s’est transformé en « Dangers liés aux usages d’Internet ». On dénote dans les deux cas une forme de méfiance dans l’approche, plus significative il est vrai lorsqu’il s’agit d’évoquer les dangers qui renvoient à un imaginaire incontrôlé. Ce propos vient pour moi en écho à une remarque formulée dans chacun des deux groupes suivis pour le moment. A des élèves qui s’interrogeaient sur l’intérêt qu’il pouvait y avoir à travailler sur l’identité numérique ma collègue, plutôt que de leur rappeler les objectifs initiaux, leur demanda ce qu’ils en pensaient et se vit répondre « Ouais, vous allez encore nous dire que c’est dangereux ».

Il est vrai que l’introduction d’Internet à l’école est très prudente et que le développement des réseaux sociaux en contexte scolaire ne se fait pas sans difficultés. La question de la responsabilité est ici posée pour laquelle nous regrettons que lors du Congrès qui s’est tenu ce 10 janvier sur le thème « Les jeunes sur la toile. Quelles protections pour quels risques ?« , les professeurs documentalistes n’aient pas été conviés aux débats. Un rendez-vous manqué qui, dans le contexte actuel, pourrait en appeler d’autres…

Mais il est vrai qu’il nous est difficile de revendiquer une réelle expertise quand la liaison même, du collège au lycée, passe si mal dès qu’il s’agit d’aborder nos savoirs info-documentaires. Des progressions dans les apprentissages existent pourtant qu’il nous faudrait formaliser dans un curriculum. Les connaissances et les compétences spécifiques sont à structurer et il n’est, pour le sujet qui nous intéresse, que d’aller puiser chez un Dominique Cardon lorsqu’il définit le web en « clair-obscur » dans « La démocratie Internet. Promesses et limites ».

Nous risquons sans cela d’abandonner nos élèves à leurs pratiques centrées sur les outils. C’est du moins ce qui ressort de leurs réponses lorsqu’il s’est agi de leur demander ce qu’évoquait pour eux « publier sur le web » : Facebook, les blogs, Twitter, Youtube, les forums, Dailymotion et en septième position… le droit d’auteur. Il y a là un risque, pour ne pas dire un danger, à ne pas réintroduire dans l’appréhension qu’ont nos élèves d’Internet des notions info-documentaires définies selon les termes de la culture informationnelle.

Le blogueur au cœur de l’histoire

Parfois, il est tentant d’effectuer des projections historiques voire anachroniques. Un peu à l’instar de la célèbre interrogation de Pascal sur la longueur de l’appendice nasale de la reine Cléopâtre, nous pourrions nous demander ce qui serait advenu si le blog avait existé quelques années voire quelques décennies plus tôt.

Entreprise assurément vaine puisque nous ne pouvons pas refaire le passé, mais tellement motivante si nous sommes un tantinet amateur de politique fiction voire des styles d’utopie à rebours. Imaginons-nous donc en train de bloguer quelques années en arrière…en 1995 à une époque où l’Internet et le web existe déjà mais ne touchent encore qu’une infime partie de la population. Imaginons-donc que non seulement le blog existe à cette époque et que l’ensemble des moyens actuels sont à notre disposition pour s’informer, informer et débattre.

La question est dès lors la suivante : le conflit yougoslave aurai-il pu se produire de la même manière ?

Si nous posons la question, c’est évidemment que nous sommes convaincus du contraire. A l’inaction des gouvernements européens de l’époque face à des conflits pourtant frontaliers, nous aurions pu imaginer une réaction en chaine sur le web, dénonçant les méfaits des Vladic et Karadzic et exhortant nos dirigeants à réagir au plus vite. Si nous écrivons ces lignes, c’est qu’à l’époque nous avions ressenti un fort désir d’expression non assouvie si ce n’est par quelques lettres notamment à Amnesty International. Avec le blog, la manifestation de son ressenti ait plus aisée et surtout elle permet plus facilement de s’inscrire dans une chaine de réaction commune, un processus commun qui alerte. Le blog peut être un instrument politique et nous en sommes convaincus. Il constitue un prolongement du dispositif de veille au sens à la fois informationnel puisqu’il s’agit de véhiculer l’information et de la commenter mais également au sens de prendre soin et notamment de l’autre, de celui qui est en difficulté. Il permet de casser l’isolement et forge ainsi un dispositif, à condition que le blog ne soit pas autarcique, de responsabilité individuelle et collective qui permet de réagit face aux abus de pouvoir. Nous pouvons rappeler ici, l’affaire Garfield, l’histoire de ce principal démis de ses fonctions pour des raisons abusives liées à son blog et qui a reçu le soutien de milliers de blogueurs ce qui a permis une reconsidération de la sanction.

S’interroger sur l’existence d’un dispositif technologique actuel en d’autres temps n’aurait pas de sens si nous nous en arrêtions là. Nous pourrions remonter ainsi le cours de l’histoire pour s’interroger sur les pires moments de l’humanité. La question est donc désormais : et maintenant ?

Il ne saurait être utile de vouloir s’inscrire dans une révolte permanente et au final inefficace. Le blog n’est pas le rocher de Sisyphe, ce n’est pas un fardeau mais une inscription au sein d’un processus qui permet d’assumer sa part de veille. C’est un peu participer non pas à une opinion irréfléchie mais à une démarche constructive. Il ne s’agit pas de faire du blogueur un Zola accusateur, tous n’en ont pas le talent et la légitimité mais d’en faire un citoyen pouvant faire état de sa capacité à veiller sur les autres. Le blogueur n’est pas un journaliste, il est plutôt éditorialiste ce qui lui permet de transmettre sa propre analyse d’un phénomène, il n’a pas devoir d’informer même s’il peut le faire, il a principalement le devoir d’alerter. Néanmoins, le blogueur n’a pas l’assurance d’être écouté. Il n’est qu’un prophète parmi d’autres et seule sa capacité à convaincre et à voir relayer ses propos lui permettra d’obtenir un écho favorable. L’acte de bloguer est donc éminemment social et les réseaux sociaux peuvent faciliter ce travail car il ne suffit pas au blogueur d’espérer un jugement favorable au tribunal de l’histoire, il doit s’inscrire dans la continuité du présent.

lee. (2006). not afraid. Retrouvé Septembre 13, 2008, de http://www.flickr.com/photos/leecullivan/151076654/.