« Cinquante ans d’Histoire du livre. De l’Apparition du livre (1958) à 2008 : bilan et perspectives d’une discipline scientifique » est un colloque international qui a eu lieu à Lyon-Villeurbanne du 11 au 13 décembre 2008, conjointement organisé par l’Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB), la Bibliothèque municipale de Lyon et l’Ecole pratique des hautes études (EPHE). Ce colloque se veut un hommage à Lucien Febvre et à Henri-Jean Martin, créateurs, avec leur ouvrage fondateur L’Apparition du livre en 1958, de l’ « école de l’histoire du livre ».
La première demi-journée fut placée sous le signe de cet « héritage de 1958 », un retour aux sources pour mieux visualiser le chemin parcouru : l’introduction historique par Dominique Varry (1) et Frédéric Barbier (2) a posé les jalons de l’histoire de cet ouvrage qui parle lui-même de l’histoire du livre. Jean-Dominique Mellot (3) a poursuivi le récit en présentant le « moment historiographique » qui sépare la parution de ce premier ouvrage de H-J Martin et L. Febvre d’un second, tout aussi fondamental, rédigé par H-J Martin trente ans plus tard : Histoire et Pouvoirs de l’écrit, en 1988. Henri-Jean Martin, avec cet ouvrage, passe de l’étude du livre à celle de l’écrit, et en étudie non seulement la matérialité et les usages mais également les effets sur les sociétés, ce qui est nouveau. Valérie Tesnière (4), quant à elle, a présenté une étude débutant « en amont » par le contexte scientifique dans lequel H-J Martin et Febvre ont évolué dans les années trente (XXe siècle), puis présentant l’apport mutuel, en dialogue, de ces visées novatrices qui ont abouti dans leur collaboration, jusqu’à la rédaction, par Henri-Jean Martin seul, de la dernière partie de l’ouvrage intitulée « le livre, ce ferment », qui dégage la voie à la future ouverture pluridisciplinaire des années 1970. L’intervention d’Elmar Mittler (5) a clôturé en toute logique cette première après-midi par la présentation du CERL (Consortium of European Research Libraries), fondé en 1984 par douze grandes bibliothèques européennes pour lutter contre la dispersion de l’héritage livresque européen et voué aujourd’hui à mutualiser les ressources de la recherche sur le livre.
La deuxième demi-journée a pour titre l’un des chapitres de L’Apparition du livre : « le livre, cette marchandise » : de la commercialisation du livre au XVIIIe siècle, présentée par Sabine Juratic (6) dans un exposé détaillé présentant le basculement d’une phase stable à une phase de développement au tournant de 1760, et ce de par la prolifération des ateliers typographiques, on s’est ensuite penché sur la particularité de l’histoire des techniques, issue de l’histoire de l’imprimé grâce à l’intervention d’Alan Marshall (7) ; la révolution numérique s’inscrit dans une trajectoire technologique, celle de la dématérialisation des techniques et des produits graphiques : elle est un processus global. Il s’agit donc d’approfondir nos connaissances de l’évolution de la dématérialisation, et analyser les rapprochements (jusqu’à l’effacement des frontières) avec les médias numériques. Ce fut au tour de Tanguy Habrand (8) de prendre la parole, tout d’abord pour lire la communication de Pascal Durand (8) intitulée « Apparitions, Disparitions. Esquisse en vue d’une histoire des pratiques d’édition en Belgique » et qui retrace les grandes lignes de l’édition belge, puis la sienne qui poursuit la précédente en présentant « les mutations récentes du champ éditorial belge » : d’une édition belge bégayante, présentée par Pascal Durand comme une succession de naissances et de fins au fil des conjonctures socio-économiques et politiques, et très marquée par un âge d’or de la contrefaçon qui a développé dans les esprits un « habitus techniciste », on peut remarquer une véritable accélération ces trente dernières années et un marché florissant bien qu’encore fragile.
La troisième demi-journée était consacré au « livre comme objet matériel » : il s’agissait, tout d’abord, de faire le point sur la science qui l’étudie comme tel, la bibliographie matérielle, et c’est non sans un grand nombre de références, en majeure partie anglo-saxonnes, que Dominique Varry (1) a présenté « la renaissance d[e cette] discipline » née au tournant du XIXe siècle. Tout aussi nombreuses et passionnantes furent les références bibliographiques choisies par Laurent Pinon (9) pour parler de « la difficile mise en livre des textes scientifiques » : l’exemple de Tycho Brahé est tout à fait significatif dans la mesure où cet astronome avait décidé de se retirer sur l’île d’Uraniborg pour s’autoéditer…opération qui a démontré les grandes difficultés que pose l’édition d’ouvrage à contenu scientifique (résolues par le numérique ?) : budget, mise à jour constante, illustrations, typographies, format, mise en page…le livre ne se réduit pas à un texte et c’est pourquoi Michel Melot (10) a consacré son intervention à « l’histoire du livre et l’histoire de l’image » : autrefois perçue comme un corps étranger au livre, l’image fut sortie de son carcan par Henri-Jean Martin. Désormais, le texte est vu comme une image. L’image est codée, tout comme le texte. En d’autres termes, la lettre est un code de transcription ; la lettre est elle-même une image ; l’image elle aussi est un code. Tout est lié. La table-ronde qui a suivi réunissait trois penseurs du « document à l’ère du numérique » : Jean-Michel Salaün (11), Yannick Maignien (12) et Alain Pierrot (13). Rebaptisée « la redocumentarisation », cette communication à trois voix présentait en premier lieu (JMS) une définition de ce terme, notamment par le passage d’une première documentarisation = classification / indexation / langage documentaire à la redocumentarisation = web / web sémantique / ontologies ; cette redocumentarisation, qui passe par la numérisation, n’est pas sans soulever de nombreuses questions : pour A. Pierrot, dès qu’on change de lecteur / média / support, on est face à un nouveau document. Y. Maignien va jusqu’à invoquer la dédocumentarisation pour parler de la forte intrusion du numérique. Il s’agit de redocumenter pour rendre lisibles à nouveau ces données. Le numérique est une force de dispersion qu’il faut savoir retourner pour au contraire la faire converger : en réponse à la dédocumentarisation, la mutualisation.
La quatrième demi-journée, dont le thème général était « le livre, ce ferment », fut une invitation au voyage, et surtout à la mutualisation de la recherche scientifique : concernant « le livre dans l’antiquité gréco-romaine », Christian Jacob (14) a présenté les étapes successives de la notion de livre dans l’antiquité, et ce, par des modes de production/réception/circulation multiples. En quelques siècles on assiste à la naissance et au développement d’une culture, où l’écrit prend une place prépondérante jusqu’à la création de la bibliothèque d’Alexandrie. Ce fut au tour de Ludovica Braida (15) de nous présenter une « histoire des genres de large circulation et une histoire de la lecture en Italie ». Il est à noter que contrairement à la France, l’Italie ne suit pas une orientation méthodologique propre en matière d’histoire du livre ; trois spécialistes sont à connaître dans le domaine : Luigi Bassamo, Marino Berengo, et Armando Petrucci. Istvan Monok (16) a donné un aperçu de la recherche sur les « bibliothèques privées et la lecture à l’époque moderne » en Europe depuis la création du livre. Il existe des phénomènes de culture émettrice (qui diffuse des livres) et de culture réceptrice (qui en acquiert) : l’histoire des bibliothèques privées en Hongrie est marquée par la culture réceptrice, contrairement à l’Europe occidentale. Il s’agit donc de reconsidérer, au vu des résultats de la recherche, la notion d’ « espace culturel ». Frédéric Barbier (2) a, lui, démontré dans son exposé (« Du XVe au XXIe siècle : le monde du virtuel ») que le livre, dès l’invention de l’imprimé (à distinguer de l’invention de l’imprimerie), est un ferment, porteur de ces éléments novateurs tels que les étiquettes, les métadonnées, créées pour appréhender la masse d’information dès lors imprimée, et permettre l’interactivité du lecteur avec son support. On note donc que le rôle décisif du médium est repéré dès l’invention de l’imprimerie. La science du livre est la science des sciences, puisqu’elle permet de systématiser l’accès aux connaissances. Avec les « nouveaux médias », le caractère virtuel s’est généralisé…ce qui n’est pas sans dangers.
La cinquième et dernière demi-journée avait pour thème : « Nouvelles approches, nouveaux problèmes ». Que deviennent notamment la figure de l’auteur, la bibliothèque face aux évolutions ? A travers une « Anthropologie de l’auteur de la première modernité », Raphaële Mouren (17) s’est demandé pourquoi on écrit un livre à l’époque moderne et a fait émerger les notions de désauctorialisation, de co-auctorialité, et de décontextualisation de la textualité. Robert Damien (18) a évoqué l’œuvre de Gabriel Naudé, Bibliographie politique (1639), pour présenter les rapports entre la philosophie et les bibliothèques de la sphère politique. L’« Institution de la bibliothèque » possède donc un véritable rôle constitutif dans la raison d’Etat. Et dans son « Anthopologie de la bibliothèque », Anne-Marie Bertrand (19) a rappelé qu’il faut distinguer histoire du livre et histoire des bibliothèques, dans la mesure où l’histoire du livre est un segment scientifique et l’histoire des bibliothèques un objet de recherche scientifique. Anne-Marie Bertrand a également rappelé que de nos jours un certain nombre de questions se posent autours de la médiation en bibliothèque, de l’émergence d’un certain individualisme (l’usager, un client), et de la notion d’artefact (concevoir le texte comme un processus).
Le colloque s’est terminé par les conclusions de Roger Chartier (20), qui a proposé une synthèse des grandes réflexions qu’ont fait émerger les différents intervenants :
- Situer l’histoire du livre dans l’ensemble des pratiques, de la production d’une culture écrite :
– Importance maintenue de la production manuscrite à l’âge de l’imprimé
– Imprimer sans rendre public / rendre public sans publier
– Effets du développement de l’imprimerie : développement de l’écriture manuscrite (invitation à l’interactivité dans les livres)
– Autre rapport entre culture écrite et publication de livres : le livre imprimé norme l’écriture manuscrite
– Dans des projets nouveaux, la catégorie de la culture écrite est plus importante que la notion-même d’histoire du livre.
- De la circulation des textes imprimés :
– Rassemblement : processus de réunion de textes dans une œuvre incarnée, un corpus. L’imprimé renforce l’idée de la matérialité d’un objet, son contenu, son nom propre (définition de Kant sur ce qu’est un livre).
– Fragmentation : à des fins didactique/pédagogique (du genre des « morceaux choisis » du XVIIIe siècle) ; mais aussi dans une volonté de conservation, crainte de l’excès, et crainte de la perte. On rêve du livre unique, le livre de tous les livres.
- Matérialité et Mobilité des textes :
– Mobilité des textes : fixité/standardisation de l’imprimé. Tout accueil fait à une œuvre suppose des rééditions, des variations entre les exemplaires d’une même collection. Il s’agit de suivre l’appropriation d’une œuvre par des lecteurs différents.
– Matérialité des textes : se pose alors la question de l’articulation parole vive/écrit imprimé, suscitant des appropriations différentes. La matérialité du texte est l’attention portée aux modalités d’inscription sur la page, étudiée avec tant de soin par la bibliographie matérielle. Pour McKenzie par exemple, les sens dépendent des formes.
- Evolution de l’histoire du livre :
– Intervention des « premiers lecteurs » : censeur, éditeur-libraire, correcteur, compositeur. Ces acteurs vont jouer un rôle primordial dans le façonnage du livre. Notion de dessein éditorial.
– Une certaine « frenchness » dans l’histoire du livre sur le plan socio-culturel où l’on établit une parenté entre histoire du livre et histoire des sciences (notamment avec le rapport texte-image, mais au-delà).
– Réflexion sur les nouveaux supports : constat d’une très longue durée de mutation (technique, morphologique, intellectuelle et culturelle), prise de conscience de lien entre ces types de mutation.
En guise de conclusion plus personnelle, il me semble que le colloque « Document numérique et société » (CNAM, 17-18 novembre 2008) complète parfaitement les questions qui ont été soulevées quant à l’avenir du document numérique.
Notes :
1. Dominique Varry : Enssib – Villeurbanne
2. Frédéric Barbier : Ecole pratique des hautes études IVe section – Paris
3. Jean-Dominique Mellot : Bibliothèque nationale de France – Paris
4. Valérie Tesnière : Inspection générale des bibliothèques – Paris
5. Elmar Mittler : Niedersächsische Staats- und Universitätsbibliothek
6. Sabine Juratic : Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS/ENS) – Paris
7. Alan Marshall : Directeur du Musée de l’imprimerie – Lyon
8. Tanguy Habrand et Pascal Durand : Université de Liège
9. Laurent Pinon : ENS – Paris
10. Michel Melot : Conservateur général honoraire des bibliothèques
11. Jean-Michel Salaün : EBSI Université de Montréal
12. Yannick Maignien : TGE ADONIS CNRS – Paris
13. Alain Pierrot : I2S – Pessac
14. Christian Jacob : Centre Louis Gernet/INHA – Paris
15. Ludovica Braida : Université de Milan
16. Istvan Monok : Directeur général de la Bibliothèque nationale de Hongrie – Budapest
17. Raphaële Mouren : Enssib
18. Robert Damien : Université de Paris X – Nanterre
19. Anne-Marie Bertrand : Directrice de l’Enssib
20. Roger Chartier : Collège de France – Paris
source image édito :
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Riccardo Cuppini, Cursed Book, Janvier 27, 2008, Flickr, http://www.flickr.com/photos/cuppini/2223744169/.